La Quinzaine littéraire

La Quinzaine littéraire, article Malraux, « celui qui dispensait le plus de vie… », par Nicole CASANOVA, 1er au 15 juin 2001

 

 

L’attention insuffisante aux articles parus sur la biographie d’Olivier Todd, qui m’avait fait manquer un numéro remarquable de France Soir (voir France soir sur ce site), m’a incité à revenir sur la documentation que j’avais alors réunie, et que j’avais exploitée peut-être trop rapidement (voir Article sur ce site). La relecture de ces articles m’a plongé dans la même indignation qu’alors, et m’a remis en mémoire un écrit de Serge Halimi dans Le Monde diplomatique de novembre 2002, à propos du livre de Jean-François Revel L’obsession antiaméricaine (Plon, 2002) : « …la critique littéraire française [est] avant tout mafieuse. Car qui lit encore les ouvrages de journalistes… avant de se prosterner au jour dit, celui de leur sortie ? Avoir vu et entendu Revel partout depuis un mois permet de mieux comprendre la directrice littéraire de sa maison d’édition : "  On aime bien publier des auteurs qui peuvent intéresser les médias. Tous les éditeurs qui vous disent le contraire mentent ." (Le Figaro, 4 juin 2002). » J’ai donc sélectionné un échantillon de cette presse quasi-unanimement louangeuse envers Todd et Malraux. Pour ne pas m’exposer au reproche d’avoir visé trop bas, j’ai choisi le magazine de Maurice Nadeau, cette haute figure de l’édition et de la critique littéraires françaises, La Quinzaine littéraire, de plus pour un article de deux pages et demi, écrit par un membre de son comité de rédaction, Nicole Casanova.

 

Nicole Casanova

Méfiant, je commence par me renseigner sur cette personne. A la BnF j'apprends qu'elle est née en 1934 - la date est importante car l'amour de Malraux est d'abord un phénomène générationnel - et je trouve 96 notices à son nom. Je lis sur la quatrième de couverture de l’un de ses ouvrages : « Nicole Casanova est romancière, biographe, traductrice, critique littéraire. Elle a dirigé une collection de littérature allemande aux éditions Hachette, traduit une trentaine d’ouvrages allemands, écrit un livre d’entretiens avec Günter Grass, un volume de souvenirs (Mes Allemagnes) et un roman. » Quand on sait de plus que l’un de ses éditeurs est Gallimard, éditeur de Malraux et de Todd, on comprend d’emblée que notre multicarte des lettres va être d’une parfaite indépendance.

Commençons notre lecture. Exergue : « Un jour de 1976, le comité de rédaction d’une revue pour laquelle je travaillais alors, décida de "  déboulonner Malraux " qui venait de mourir. Par courtoisie, un ou deux d’entre nous tâchèrent de ne rire que sous cape. » Chacun sait que les amoureux de Malraux sont opprimés dans ce pays. A sa mort toute la presse, sans exception, a produit des numéros spéciaux de critiques et de condamnations enflammées, et, depuis, tous les cinq ans, aux dates anniversaires de sa naissance et de sa mort, on assiste à un concert de dénigrements, quand ce n’est pas à une mise au Panthéon pour le vingtième anniversaire de sa mort. Mais les dominants et leurs chambellans supportent d’autant moins la critique que leur domination est injuste et injustifiée. On le voit avec Jean-François Revel, porte-coton de l’Amérique, dans l’ouvrage cité ci-dessus. On le voit avec Alain Minc, que la position dans les affaires, la presse et l’édition incline à ne pas supporter José Bové, les « communautaristes de tout acabit » et les « rentiers de l’anti-mondialisation », qui l’oppriment dans un ouvrage que vous ne pouvez ignorer car il est célébré partout, « Épître à nos nouveaux maîtres ».

Continuons. « Olivier Todd va-t-il lui aussi tenter de « démythifier »  Malraux ? Ce n’est donc pas fait après trente-cinq ans d’efforts ?… Olivier Todd est trop intelligent pour ne pas mesurer le risque qu’il court. » Frédéric Ferney, dans sa grande candeur, avait été plus explicite sur La 5ème (voir Article) et avait posé la question : « Olivier Todd, dénigrer - ce que vous ne faites pas - dénigrer Malraux, ce serait dénigrer la France, les Arts, la Révolution, la Résistance, l’Aventure, l’Orient, le Gaullisme... c’est impossible, vous n’avez pas osé, personne ne peut oser ! ». En effet, jusqu’à présent personne n’a osé.

Poursuivons. Il s’agit d’une citation de Eddy Du Perron et du commentaire de Madame Casanova : « " … chaque fois qu’on l’a critiqué devant moi, il s’en est retrouvé rehaussé à mes yeux. " C’est peut-être ce que cherche Olivier Todd, au fond. Et ce qui rend fraternel, secrètement et peut-être bon gré mal gré, ce livre souvent acide. » Une façon comme une autre de « récupérer » les critiques. Pour un dévôt, plus on attaque son dieu, plus il est grand. Pour ma part, je peux témoigner : je connaissais très peu Malraux en 1996 lorsque j’ai cherché à savoir pourquoi il était mis au Panthéon, mais, plus je le connais, plus j’approfondis - et c’est encore la cas avec la lecture de René Coustellier - plus il descend dans mon estime, et maintenant, je suis convaincu que cet homme est méprisable, le mot n’est pas trop fort, et je comprends l’aversion qu’en ont ceux dont il se disait compagnon d’armes, par exemple Gisclon en Espagne et Coustellier dans la Résistance.

Poursuivons. « Malraux naît en 1901. L’enfance, la confiserie de Bondy. Malraux l’abhorre et doit s’inventer à partir de rien. » Madame Casanova devient indécente. Malraux avait honte de ses parents, particulièrement de sa mère et sa grand-mère, épicières à Bondy. Il interdisait à Clara de les rencontrer, et lui racontait que sa mère habitait le Claridge, que son père était banquier. Jean Lacouture a écrit à ce sujet des mots justes. « "  Presque tous les écrivains que je connais aiment leur enfance, je déteste la mienne "  : c’est une des premières phrases des Antimémoires, et des plus scandaleuses : il est peu de dire que les écrivains aiment leur premier âge, la plupart l’idolâtrent. Répudier son enfance, c’est presque insulter sa mère, et peu le font aussi précisément que lui… »

 

Une comique

Poursuivons (Je commence à fatiguer, pas vous ? Et nous n’en sommes qu’à la moitié de la première des 5 demi-pages !) Ah ! La tarte à la crème, signalée par un inter-titre : « Le révolutionnaire » ! Madame Casanova cherche à nous faire rire ! A moins qu’elle continue de croire la bande-annonce de Pathé Journal pour La condition humaine en 1933 : « J’ai essayé d’exprimer… et de montrer quelques images de la grandeur humaine, les ayant rencontrées dans ma vie dans les rangs des communistes chinois… » A moins qu’elle croie aussi qu’être communiste c’est être révolutionnaire, surtout pour quelqu’un qui a été déniaisé sur les tares et les crimes du stalinisme par Trotsky lui-même. Malraux, non seulement n’était pas un révolutionnaire, mais, au contraire, il a montré toute sa vie un goût profond pour l’autorité et l’ordre. « Pia qui savait à quel point le révolutionnaire était viscéral en Malraux, ne pouvait qu’être déçu par le ralliement de son ami à de Gaulle après 1945. Malraux confiait alors la mission révolutionnaire à d’autres vecteurs - les œuvres d’art, les "  voix du silence " ». Madame Casanova est décidément une comique ! A propos de Pia, elle qui reproduit bien entendu avec délectation les éloges de Todd à Malraux, surtout s’ils sont manifestement faux («meneur incontesté » en Espagne, par exemple), oublie de citer : « [Malraux] ne pratiqua pas, comme certains de ses successeurs, la prébende et le copinage » (p. 607). Peut-être parce qu’elle est mieux informée que lui : Pia, en affaires avec Malraux dès 1920, ne peut passer pour indépendant. Quelques noms de copains et prébendiers : Albert Beuret, Jean Grosjean, Jean Lescure, Paul Nothomb, Gaétan Picon… J’en oublie.

Puisque nous parlions de La Condition humaine et des talents comiques de Madame Casanova, encore une bien bonne : « le roman brûle d’un tel phosphore que le prix Goncourt tombe à ses pieds et y semble même ridiculement petit. » Ici, elle est prise en flagrant délit d’occultation de ce qui la gêne. Olivier Todd fait ce que je crois être des révélations sur la façon dont le « Napoléon des prix » (Grasset en étant le Talleyrand), Gaston Gallimard, a manœuvré le jury pour qu’il soit attribué à son poulain Malraux, au quatrième tour et avec 5 voix, contre 4 à Charles Brébant, une à Paul Nizan pour Antoine Bloyé, et une à René Béhaine. Entre autres, pour se concilier la voix de Jean Ajalbert il a publié un livre de recettes de son épouse Marie-Claude Finebouche. Quant à la taille du prix, on convient volontiers que cette année-là il est ridiculement petit, comme l’année précédente où il avait été attribué à Guy Mazeline au lieu de Céline : il aurait dû être attribué bien entendu à Paul Nizan, ou à Raymond Queneau qui publiait son premier roman, Le Chiendent.

Poursuivons. Ah, vous en avez assez ? Moi aussi. Tout est d’ailleurs de la même farine.

 

Maurice Nadeau a eu cette belle formule sur Bernard-Henri Lévy, à propos de son livre Réflexions sur la guerre… (Grasset, 2001) : « … il savait bien qu’après avoir couru au Bangladesh sur un coup de clairon malrucien il n’allait plus ailleurs, en Angola ou au Burundi, que pour "  voir " et, au retour, "  se faire voir " . » Comment a-t-il pu supporter dans son magazine une telle hagiographie d’un tel champion de la frime et de l’esbroufe que Malraux ?

 

 

© Jacques Haussy, janvier 2003