Clerc

DE GAULLE - MALRAUX Une histoire d'amour, de Christine CLERC, NiL, 2008



Si votre entourage connait votre hobby, il lui sera tentant de penser à celui-ci lorsqu'il aura un cadeau à vous faire, surtout si une campagne médiatique bien conduite incite fortement le donateur à l'achat. C'est ainsi que je me suis vu offrir ce livre, lequel sinon ne m'aurait pas arrêté une seconde, et qu'il est allé rejoindre la pile maintenant importante des ouvrages de même nature. Il y est resté depuis lors, jusqu'à ce que la fantaisie me prenne de le lire. Eh bien, contre toute attente, j'y ai pris du plaisir (un peu), s'agissant du seul grand homme Malraux, ma connaissance de l'homme grand (1,93 m) de Gaulle étant insuffisante - et au demeurant très biaisée (voir Cr Zagdanski) - pour avoir un avis sur la partie le concernant.


Christine Clerc

Bien sûr, je n'y ai pas trouvé l'essentiel, c'est-à-dire l'explication idéologique du rapprochement des deux héros. L'analyse pénétrante de G.T. Harris sur "De l'Indochine au RPF une continuité politique" (voir TH Harris) n'est pas signalée, même dans la bibliographie. Le nom de Charles Maurras est cité rapidement (p. 34) : "Tous deux sont nourris de culture classique, mais aussi de Bergson, Péguy et Maurras. Tous deux ont pris leurs distances avec le fondateur de l'Action française bien avant l'instauration du régime de Vichy." Rappelons que Malraux a entretenu avant et après Vichy des relations amicales avec un rédacteur de l'Action française, jusqu'à lui confier une adaptation théâtrale de La Condition humaine en 1954 (voir TH Maulnier).

Je n'ai pas davantage trouvé d'explication psychologique. Il est vrai qu'aucun spécialiste de l'analyse transactionnelle n'a publié sur le sujet. Le schéma relationnel "parent-enfant" parait pourtant ici bien approprié. De même les syndromes de la "personnalité dépendante" (avec d'autres - voir Cr Shattuck) sont bien rencontrés chez André Malraux. Le nom du docteur Bertagna est mentionné (p. 273) pour signaler seulement qu'il a remarqué "la subordination profonde du cœur et de l'esprit" de son patient devant de Gaulle. Il est vrai que dans l'article de La Nouvelle Revue Française de juillet 1977 d'où est tirée cette observation, Louis Bertagna commence par déclarer "que rien ne soit dit ici, non seulement qui touche au secret médical, mais encore qui risque d'ouvrir une brèche dans un quant-à-soi si jalousement gardé toute une vie et toute une œuvre durant."

Mais, ces frustrations constatées, le lecteur peut se laisser aller à sourire à des cocasseries involontaires comme celles-ci :

- "Malraux ne s'est pas trompé : s'engager au côté du Général, c'est poursuivre un combat anti-colonialiste. Participer à une nouvelle révolution" (p. 87).

- "Tous deux sont des révolutionnaires" (p. 16).

Des passages sont amusants ou éclairants ou erronés :

Les visiteurs de Malraux à Boulogne sont tous heurtés par son train de vie : "l'auteur de L'Étranger se montre choqué par le “luxe tapageur” dans lequel vit l'ancien coronel d'Espagne" (p. 108) ; de Gaulle, à la sortie de "la belle villa du boulevard Victor-Hugo" demande à son aide de camp Claude Guy (p. 133) : "Mais où trouve-t-il donc tout cet argent ?" Bonne question. Mme Clerc avance une réponse (pp. 37-8) : "Grâce aux avances de l'éditeur Gaston Gallimard et aux droits d'auteur de La Condition humaine"... Vraiment ? Elle ajoute que Madeleine "dispose d'une cuisinière, d'une femme de chambre, d'un maître d'hôtel-chauffeur et, bien entendu, d'une nurse."

Malraux martyr du gaullisme dans la prévention du jury du prix Nobel à son endroit (voir Di Nobel) est évoqué à deux reprises (pp. 212 et 351), et un chapitre est même titré "Le sacrifice de Malraux" !

La romance avec Ludmilla Tcherina est décrite (pp. 253-4) de façon assez différente d'Olivier Todd (p. 589), lequel prétend qu'elle "tourne autour de lui", mais qu' "il s'en amuse : - Elle voudrait faire croire que je suis son amant. Or, je ne l'ai jamais embrassée, même sur la joue." En revanche le nom de la comtesse de Karolyi, "Gogo", n'est pas cité. Dommage, Christine Clerc avait là de quoi entretenir son penchant pour la perfidie anti-féminine, comme elle le fait avec Simone de Beauvoir (p. 107) et Françoise Giroud (p. 351), d'ailleurs à tort dans les deux cas : le jugement de Beauvoir dans Tout compte fait n'a rien de lapidaire (voir Cr Beauvoir) et Giroud a été toute sa vie une groupie indéfectible de Malraux (voir Ad Giroud).

Allez, restons sur une drôlerie, excusable (?) : Malraux des années vingt est un "voleur de statues de bouddhas" (p. 133), alors que le temple de Banteay Srei est çivaïte !


Alexandre Duval-Stalla

N'écoutant que mon courage j'ai entrepris de lire également le livre d'Alexandre Duval-Stalla sur le même sujet, paru quelques mois avant celui-ci. Catastrophe et consternation ! L'auteur s'appuie sur des sources dépassées (Lacouture, Mercadet...) ou aberrantes (Galante !), mais surtout il prend pour argent comptant les dires du grand homme dans les Antimémoires. Ce qui nous vaut des bouffonneries magnifiques. N'en retenons que deux, au hasard :

- tiré de Léon Mercadet : les "agents du SOE" auraient considéré Malraux comme "une espèce de spécialiste de la guérilla" (p. 145) ;

- avec Malraux ministre, "la révolution culturelle est en marche" (p. 272). Philippe Sollers étant un admirateur de la révolution culturelle chinoise, on comprend mieux sa vénération pour Malraux ! Par ailleurs, Duval-Stalla ne manque pas, hors de propos, d'envoyer un signe de connivence au même Sollers (p. 258) : il est son éditeur...

L'auteur a fait appel à Daniel Rondeau pour lui écrire une préface. On connait ce personnage pour son pathos et sa boursouflure (voir Ad Rondeau). Il n'y manque pas ici, et sa première phrase est : "Il y a quelque chose de sublime dans la forme supérieure d'amitié qui lia André Malraux et Charles de Gaulle." Accablant !

De plus, ce livre est non seulement inepte, mais il est d'un maniement pénible : les notes, renvoyées en fin d'ouvrage, sont numérotées par chapitre alors que le numéro et le nom de ces chapitres ne figure pas sur chacune des pages. Une critique analogue pouvait être faite à la biographie de Todd. Après un siècle dans la profession, l'éditeur Gallimard n'a donc toujours pas compris l'usage des notes...


Voilà deux livres dispensables. Mais, si vraiment le sujet vous intéresse et que vous n'avez pas le temps de lire une biographie des deux héros (pour Malraux, de Curtis Cate, par exemple, ou d'Olivier Todd, meilleur, notamment parce que plus récent, mais beaucoup moins avenant), alors rabattez-vous sur le livre de Christine Clerc, de lecture facile et assez plaisante, mais tellement sommaire et superficiel...


P.S. : Nos deux auteurs font état dans les mêmes termes du "trouble" d'AM devant la visite de de Gaulle à Franco le 8 juin 1970 : "...si cette visite avait eu lieu quand il était au gouvernement, il aurait démissionné". Une réaction semblable est mentionnée dans le Curtis Cate paru en 1994 (voir TH Cate). Quelqu'un pourrait-il m'indiquer où est rapporté le témoignage original ?


© Jacques Haussy, janvier 2010

Le témoignage recherché dans le post scriptum ci-dessus figure dans la biographie de Jean Lacouture (p. 422 en poche "Points") dans une note de bas de page appelée par la phrase : «Il s'est gardé de commenter publiquement cette visite». Voici ce témoignage de Lacouture :

Le 29 janvier 1973, André Malraux nous en disait ceci : « Le général n'était plus au pouvoir. Il n'y allait plus au nom de la France. Il avait été touché par la lettre que Franco lui avait écrite au moment de son départ en 1969. Et il voulait connaître l'Espagne. Mais s'il avait fait ce voyage en tant que chef de l'État, je n'aurais pas pu rester au gouvernement. Je serais parti, sans faire d'éclat... »


novembre 2010

Les deux héros ont un autre point commun, relevé par Jean-François Revel dans un article de 1958 repris dans Contrecensures, ce sont deux stylistes :

...la France a le bonheur d'être gouvernée non point par un, mais par deux stylistes puisque, usant à l'envi leur chaleur dernière, Malraux et de Gaulle réfléchissent leur double lumière dans leurs deux esprits, ces miroirs jumeaux. Malraux a le souffle, ce « souffle » (comme si le moyen d'expression privilégié de l'écrivain était dans les naseaux) cher aux esprits claudéliformes. Mais à côté de la prose soufflée de Malraux, nous avons la prose contrainte, restreinte, altière et dépouillée du Général. Les Français se font styliser tour à tour par Zarathoustra et Tacite, le principe dionysien et le principe apollinien...

M. Malraux, ministre « du Verbe et du Geste » (Le Monde, 3 juin), utilise largement ces deux moyens d'action. Le Général, lui, s'en tient au Verbe. Pour tous deux, pour tout gouvernement de stylistes, l'essentiel est naturellement la parole, et la conviction de maîtriser par le mot, par la formule, bref par la phrase et les phrases, toute la réalité.


janvier 2011