Malraux et Sartre ou de l

Malraux et Sartre ou de l’art et la manière de s’engager, de Jeanyves GUéRIN, Actes du colloque de Cérisy la Salle : André Malraux Unité de l’œuvre unité de l’homme, La Documentation française, 1989

 

 

Malraux vs. Sartre est décidément un thème fructueux (voir Lévy et Sartre sur ce site), qui est traité ici par Jeanyves Guérin, lequel, né en 1947, est professeur, responsable de l’UFR Lettres, art et communication à l’université de Marne-la-Vallée (Seine-et-Marne). Parmi ses hauts faits figure, après avoir reçu en octobre 2000 Jorge Semprun docteur honoris causa de l’UMLV, l’organisation le 9 novembre 2001 d’un colloque « Autour de Jorge Semprun, Mémoire, Engagement, écriture » au cours duquel il faisait deux communications : « Hommage à Jorge Semprun » et « Portrait de Jorge Semprun en lecteur ». Ne vous inquiétez pas : il n’a été fait mention à aucun moment de la « loi de Semprun » et de la flagornerie à l’égard des personnages influents dans les médias dont Semprun est coutumier dans ses chroniques littéraires (voir Semprun sur ce site).

 

Malraux vs Sartre

Le professeur Guérin compare dans un colloque sur Malraux, les engagements respectifs de Malraux et Sartre. Mais M. Guérin a des préférences : il admire Malraux et déteste Sartre, ce qui est son droit, mais n’autorise pas à biaiser les faits et à gauchir les analyses pour avantager l’un et déprécier l’autre. Surtout lorsqu’on est universitaire et censé travailler avec rigueur et équité. Tout l’exposé est donc imprégné des a priori de notre professeur et sa lecture en est fort pénible, d’autant que les falsifications sont conduites avec beaucoup d’hypocrisie et de roublardise et avec toutes les apparences de l’impartialité académique. Ce n’est pas ici le lieu de réfuter chacune des distorsions et on se limitera à titre d’exemple aux plus outrancières :

 

* Tous deux… aiment à fréquenter les hommes illustres…

Que Malraux ait été avide de rencontrer « les grosses pointures de ce monde » (voir Vizinczey sur ce site) est bien connu. Que Sartre soit affecté du même travers est un contresens total. Au contraire de Malraux il avait horreur des mondanités, des décorations et des hochets de la gloire.

* [Malraux] somme aussitôt Gaston Gallimard de choisir entre lui-même et la revue de Sartre…

On ne le trouva pas, après 1944, dans les allées du CNE.

Malraux était bien entendu membre du CNE, et a participé à l’épuration des écrivains collabos. Mieux, il a utilisé sa position pour faire chanter Gaston en cette circonstance de 1948 relative à la revue Les Temps modernes : « …si d’aventure il n’était pas suivi, il se ferait fort de rouvrir certains dossiers encore chauds de l’Occupation… » (P. Assouline, Gaston Gallimard, pp. 403-405).

* « moi, j’étais devant la Gestapo pendant que Sartre, à Paris, faisait jouer ses pièces visées par la censure allemande » …

[Malraux] à la même époque, combattait les Allemands les armes à la main…

La première des Mouches (dont M. Guérin admet « la tonalité nettement résistante ») a eu lieu le 3 juin 1943. A cette date Malraux, dans un château de Corrèze, pouponnait son bébé de trois mois Vincent et le faisait parrainer par son copain fasciste et antisémite Pierre Drieu la Rochelle.

* [Malraux] s’étant abstenu de publier la moindre ligne dans la France occupée…

Malraux ne pouvait publier : il était mis à l’index (« Liste Otto ») par l’Occupant pour deux de ses livres Le Temps du mépris et L’Espoir.

* (Simone de Beauvoir) Son exécution des Antimémoires est un monument de sottises…

Les quatre pages (212 à 216 en Folio) de Tout compte fait relatives aux Antimémoires sont au contraire remarquables de pertinence et de pénétration et constituent la meilleure analyse à ce jour de l’ouvrage si contestable et contesté de Malraux.

* L’anticolonialisme du jeune Malraux…

L’intervention de Geoffrey T. Harris Malraux et le communisme en Indochine dans ce même colloque apporte une réfutation éclatante à la légende d’un Malraux anticolonialiste. Il était au contraire respectueux de l’Empire français qu’il a ensuite contribué à rétablir et à conforter dans le gouvernement de de Gaulle et avec le RPF.

* La fréquentation des communistes a stimulé l’un et crétinisé l’autre…

Le compagnonnage communiste de Malraux découle de la fable de son engagement « révolutionnaire à Canton » et « dans les rangs des communistes chinois » pour authentifier et promouvoir Les Conquérants et La Condition humaine. Pendant cette période crypto-communiste qui a duré jusqu’en 1944, n’est paru que Le Temps du mépris lequel, de l’avis unanime, est d’une crétinerie rare, que Les Noyers de l’Altenburg, qui ne vaut guère mieux, et que L'Espoir. Sartre a été compagnon de route pendant quatre ans, de juillet 1952 à novembre 1956. Il a écrit durant cette période, en dehors des pages politiques, deux pièces de théâtre, Nekrassov et Kean, et un scénario de film Les Sorcières de Salem, et a mis en chantier rien moins que Les Mots, La Critique de la raison dialectique, et Flaubert (voir Annie Cohen-Solal, pp. 595 à 602 en Folio).

 

Servir ou se servir

Une conférence sur « l’art et la manière de s’engager » de Sartre et Malraux n’est pas sérieuse sans mention de leurs motivations respectives : servir pour l’un, se servir pour l’autre.

Qu’aucun des engagements successifs de Malraux n’ait été désintéressé et qu’il en ait retiré des avantages moraux et matériels conséquents est un fait sur lequel il n’est pas utile d’insister, sauf à paraître viser bas.

Sartre, en revanche, a mis généreusement son argent et son prestige au service des causes qu’il défendait. Il avait de plus un grand détachement vis-à-vis de la politique, comme le montre Jean Cau, son secrétaire durant les années de compagnonnage (Croquis de mémoire, pp. 245 à 247, voir Cau sur ce site) :

 

Ainsi Sartre moquait son personnage politique ? Oui. Mais alors pourquoi s’embarquait-il dans ses URSS et ses « Congrès de la paix » ? Par obligation moralement stricte mais à la lucidité ironique intacte. La personne Sartre regardait le personnage Sartre. Difficile à comprendre ? Je le sais.

La politique ? La corvée. L’ennui noir. La nausée. Il faut bien comprendre que Sartre ne lisait pas les journaux et ne s’intéressait pas du tout, mais alors pas du tout, « à la politique », comme on l’entend à l’ordinaire de ce mot. Il ne s’y plongeait, en vérité, que poussé. Sans résister aux pousseurs, au bord de la piscine, mais vraiment, aussi, sans grimper aux échelles des plongeoirs et lancer le cri de Tarzan. Une fois dans le bain, en revanche, il nageait avec une bonne volonté - et une feinte ardeur - étonnante sur des distances (« Les communistes et la paix », préfaces compactes, etc.) d’une essoufflante longueur. A grand renfort d’informations brusquement rassemblées et de textes lus à la volée pour les besoins de la cause, il nageait vigoureusement en soulevant des gerbes d’eau.

 

 

© Jacques Haussy, janvier 2004