Malraux ou la grande vie

Malraux ou la grande vie, de Daniel Rondeau (Alain Ferrari réalisateur), Centre national de documentation pédagogique, 1996

 

 

Séjournant régulièrement et longuement dans une résidence de tourisme, j’ai l’aubaine de me voir offrir Le journal du dimanche, que sinon je ne lirais pas, car la présence de certains chroniqueurs - Jorge Semprun jusqu’à il y a peu (voir Semprun sur ce site), Philippe Sollers (voir Les ignorants)… - m’engagerait à éviter cet hebdomadaire. Je lui reconnais toutefois un mérite : le comique… involontaire ! Ainsi, la « rentrée littéraire » fait l’objet d’un numéro spécial annuel JDD des livres qu’il est toujours passionnant de décrypter : parmi le fleuve éditorial (cette année, 661 romans français et étrangers), quels auteurs et éditeurs vont avoir le privilège d’être sélectionnés par le « jury composé de journalistes de JDD et de France Culture… pour la troisième année consécutive… » ? On sait que l’année dernière le grand gagnant à la surface de papier imprimé était Michel Winock (voir Winock2) ; cette année, c’est Daniel Rondeau, cependant sans l’aval de France Culture - Laure Adler douterait de son brillant avenir ? Comme pour Winock, la rédactrice Marie-Laure Delorme fait un numéro de flagornerie : « Dans la marche du temps est son grand oeuvre », et donne des raisons semblables de le prendre en considération : il dispose d’une situation non négligeable dans la presse (éditorialiste à L’Express) et dans l’édition (Bouquins chez Robert Laffont). Comme pour Winock figure dans son plan de carrière un fauteuil à l’Académie française. C’est de plus un admirateur de Dominique de Villepin, comme Winock on ne sait pas, mais à coup sûr comme Sollers, lequel a écrit dans le JDD lors de la sortie du Cri de la gargouille : « Vous venez de lire du Chateaubriand, du Hugo, du Malraux, du de Gaulle ? Non, du Villepin. Je dois l’avouer : un frisson me saisit devant cette poésie grandiose » ! C’est aussi, comme Winock et Sollers, un admirateur de Malraux, on l’a d’ailleurs déjà croisé brièvement dans ces pages (voir Stéphane). Cela ne devrait pas nuire à sa carrière.

 

La grande vie

En 1996, pour la panthéonisation, Daniel Rondeau s’est vu commander par Arte un film sur le héros national, film d’une heure trente qu’on peut revoir régulièrement sur le câble, et que diffuse le Cndp (Centre national de documentation pédagogique) à destination des lycéens. Pauvres enfants ! De même que François Jacob, prix Nobel de biologie, prétendait ne pas connaître tout ce qu’on trouvait dans un manuel de biologie de classe terminale, les élèves se voient ici proposer tout ce que Malraux a dit ou écrit de plus fumeux, ampoulé et creux, souvent prononcé par lui-même dans son style pâteux et mal intelligible, ou dit en voix « off » par Rondeau. Quelques échantillons du commentaire de ce dernier :

… cherchant dans la nuit des civilisations disparues des réponses à ses obsessions…

… à quoi pense-t-il si ce n’est aux moyens inventés par l’Asie pour multiplier l’âme…

… il traverse le cosmos de l’Iliade et du Ramayana, ce très beau poème de l’Inde pré-chrétienne…

Daniel Rondeau propage bien entendu les mensonges et falsifications habituels sur les actes de son héros :

… cette autre guerre [en Espagne] lui ouvre les yeux sur la nature du stalinisme.

… l’escadrille de bombardiers baptisée España. C’est elle qui brise l’avancée d’une colonne franquiste en marche vers Madrid.

La guerre est là et il faut la faire. Malraux, à la fin de l’année 1943, s’entoure d’anciens de l’escadrille España et de jeunes étudiants. Il reprend son uniforme de combattant.

On voit Malraux raconter à sa façon mensongère et grotesque (« de Lattre avec son air de lapin frileux ») sa défense de Strasbourg, et le père Bockel, ex-aumônier de la brigade Alsace-Lorraine, décrire sur un ton flagorneur, onctueux et compassé, Malraux « debout à la lisière d’un bois » sous la mitraille, « sans aucune haine pour l’ennemi ».

Une superbe affabulation est à ajouter au florilège : « De Gaulle aurait dit en serrant la main de Malraux sur un champ de bataille dans les neiges d’Alsace, reprenant à son compte le mot de Napoléon au sujet de Goethe : " Enfin, voilà un homme" »

Vous croyiez que devenir ministre était aller à la soupe ? Claude Mauriac a une autre appréciation : « C’était un choix d’un courage absolument extraordinaire puisqu’il eût été, de par son œuvre, sa gloire, la légende de l’Espagne, la Brigade Alsace-Lorraine… il aurait été le chef, euh… le leader incontesté de la gauche intellectuelle, et voilà qu’il choisit ce qui pour tout le monde est la droite… » On notera que pour lui, Claude Mauriac, de Gaulle n'est pas la droite.

Daniel Rondeau enfonce le clou : « Malraux est couvert de boue par l’intelligentsia. Il fait sa traversée du désert sous les ors du pouvoir sans renoncer à mener les Français par les songes. » C’est beau, hein ? Une autre ! : « Il s’emploie comme toujours à nier le néant de l’homme, même devant les puissants. »

Clara est là, qui avoue, s’agissant du vol de pierres sculptées sur le temple khmer de Banteay Srei : « nous avions très bonne conscience ». Elle n’a d’ailleurs toujours pas de remords.

Et puis Roger Nimier, cité par Rondeau : « Il n’est ni un maître ni un exemple, mais il nous remplace. »

Et puis Christian Jambet, qu’on entend vaticiner sur Malraux et la Révolution, la Nation…

Et puis Paul Nothomb bien sûr, dans ses mensonges habituels.

Et puis sont appelés à la rescousse Lawrence, Barrès, Mao, Napoléon, Victor Hugo, Nehru …

 

Pauvres lycéens ! Je vous plains. Et pauvres Bosniaques ! L’introduction et la fin du film sont en effet des images de ruines de Sarajevo tandis que le commentaire dit « Qu’avait-il de plus que ceux qui dans notre pays savent écrire des livres, pour que quelques hommes et quelques femmes [à Sarajevo], parmi ceux qui croyaient encore à l’esprit, placent leur existence sous la protection d’une icône qui avait son visage. » Ce qu’il avait de plus : la prétention, le culot, et l’absence de scrupules. En cela il est un maître pour Winock, Rondeau, Sollers,… et tous ces arrivistes et opportunistes dont les dents raient nos parquets.

 

 

 

© Jacques Haussy, octobre 2004