Brochier

Jean-Jacques BROCHIER, Albert Camus, philosophe pour classes terminales, La Différence, 2001




Jean-Jacques Brochier (1937-2004) est une figure éminente de la vie littéraire française, rédacteur en chef du Nouveau Magazine littéraire pendant 34 ans (de 1968 à 2002). Il a ses admirations (Sartre, Sade, Maupassant…) et ses têtes de turc (Camus…). Ici il s’en prend à Albert Camus (1913-1960), dans un essai (un pamphlet ?) au titre provoquant paru en 1970 chez Balland et réédité plusieurs fois depuis lors. Les ouvrages du prix Nobel de littérature 1957 y sont analysés un par un, et le premier paragraphe du chapitre relatif au roman La Peste est le suivant :

Lorsque ce roman parut en 1947, il remporta un succès certain. On y vit une symbolique de l'invasion fasciste, les bons sentiments déferlaient ; angélique et évangélique, la fable émouvait. Une fois de plus, un tel livre ne pouvait gêner personne. Tout le monde applaudit, sauf quelques-uns qui quand même se turent.

Dans ce chapitre sur La Peste la critique des « bons sentiments » chez Camus suit son cours lorsque soudain, page 110, on lit ce passage inattendu :

À quoi, au fait, nous fait penser un roman qui, à travers une intrigue, tente de donner une théorie de l'action et de la condition humaine ? À La Condition humaine précisément, celle de Malraux. Et La Peste a, avec le roman de Malraux, plus qu'un air de famille. Mais c'est comme si le roman de Malraux s'était appauvri, diminué, avait perdu ce lyrisme magnifique, cette violence, cette solidité qui en firent réellement le roman de toute une génération.

Et « ce lyrisme magnifique, cette violence, cette solidité » quelles en sont l’origine et la cause ?

La Condition humaine était nourrie de l'expérience de Malraux, du souvenir de ses luttes, et aussi de sa passion pour les personnages et pour les hommes. Là où Camus écrit en deux dimensions, Malraux peint en trois.

« L’expérience de Malraux » ! Brochier est donc lui aussi une victime de l’imposteur qui prétendait avoir combattu « dans les rangs des communistes chinois » !

En revanche, il ne paraît pas avoir vu la parenté, pourtant évidente, entre les deux auteurs dans « le ton grandiloquent », la « boursouflure », l’ « emphase redondante » et l’ « abus des grands mots » :

Cette confrontation du bonheur et du devoir (cf. stances du Cid), ce ton grandiloquent, ces notations théâtrales (« avec un air de soudaine lassitude », « avec rage », « avec force ») nous rappelleraient, s'il y avait dans tout cela un soupçon d'humour, L'Auberge des Adrets, revu par Pierre Brasseur dans Les Enfants du Paradis. Bien plutôt, cela tient du roman moral du chanoine Pierre l'Ermite, avec une trace, dans le ton comme dans l'esprit, des pièces de Thierry Maulnier.

Car il faut faire justice de la légende selon laquelle La Peste serait un roman bien écrit. Il est arrivé à Camus d'écrire bien, dans L'Étranger, surtout dans le lyrisme des Noces, même dans la sévérité hautaine de certains articles de Combat. Mais La Peste voit son style gâté sans cesse par une insupportable boursouflure (serait-ce ce que Grenier appelait le côté « castillan » de Camus ?), par une emphase redondante, par un abus des grands mots qui vaut l'abus des grands sentiments.

De plus, une maladresse dans la narration, dans les transitions qui étonne de la part d'un écrivain finalement aussi chevronné que Camus.


Comme on voit Jean-Jacques Brochier a ses faiblesses. Mais il est incorrect et courageux comme doit l’être un vrai critique indépendant.



© Jacques Haussy, avril 2020