LA RelatION biographique

LA RELATION biographique, de Martine BOYER-WEINMANN, éditions Champ Vallon, 2005

 

 

Nous qui nous intéressons à la biographie de Malraux, nous nous devons de lire cet ouvrage censé faire le point sur la biographie en général et celles de Malraux en particulier.

 

Une thèse de doctorat

Remarque préalable : il s’agit à l’origine d’une thèse de doctorat, ce qui n’est pas nécessairement un défaut, sauf qu’ici elle n’a pas été traduite entièrement en français courant. Il est donc conseillé, si l’on veut suivre, de ne pas se précipiter directement au chapitre « Malraux et les paradoxes du biographique », et de lire d’abord attentivement au moins les pages 115 à 119 pour comprendre le sens de « proto-, ana-, et méta-biographie », sans oublier l’ « exo-biographie » et l’ « anti-biographie ». Un échantillon (p.118) va peut-être vous faire comprendre cette problématique lexicologique (jargonnons un peu !) :

On pourrait évidemment qualifier de métabiographique tout discours réflexif sur la pratique du genre. A ce titre, une protobiographie peut et doit être métabiographique… Mais, pour la clarté de l’argumentation, je réserverai à l’avenir l’emploi de métabiographique à la pratique associant la reprise historique (anabiographie) à la dimension autoréflexive.

Lorsqu’elle est fatiguée de ses acrobaties langagières, notre thésarde revient à des notions plus classiques et distingue les « biographes-biographes » (Lacouture, Cate, Todd) des « critiques-biographes » (Lyotard, Larrat) (p. 350). Mieux : au détour d’une note de bas de page 317, elle retrouve le bon sens et le langage commun pour faire la distinction entre « biographies, portraits, témoignages, essais critiques, dossiers ». Force est donc de constater que, pour désigner chacun de ces genres, la mention du terme « biographie » dans les mots composés fabriqués par Mme Boyer-Weimann a deux buts : faire savant, et annexer tout et n’importe quoi à son objet d’étude. Il reste que dans la bibliographie de fin d’ouvrage elle continue d’entretenir la confusion et de désigner par « biographies de Malraux » des livres qui n’en sont pas : on s'interroge en particulier sur la raison de la présence dans la liste de Une ligne de chance, souvenirs de Jacques Derogy, lequel n'a même pas rencontré Malraux, mais Raymond Maréchal qui l'a côtoyé en Espagne en 1936 et en Dordogne en 1944. L'homme qui a vu l'homme...

 

Des hagiographies

Autre remarque : sans doute pour ne pas risquer de froisser le jury de thèse, l’auteur évite soigneusement les ouvrages sentant le soufre. Une plus grande place aurait ainsi pu être faite par exemple aux travaux éclairants et novateurs de François Caradec pour Colette, de René Étiemble pour Rimbaud. Le premier est quasiment passé sous silence. Le second est traité avec mépris : « … une forme nouvelle, et assez perverse, d’antibiographisme : la biographie de l’écrivain réduite à la biographie de son mythe, le syndrome Etiemble… » Peut-être l’auteur a-t-il la crainte de figurer un jour dans une étude comparable consacrée au mythe, oh combien puissant, de Malraux ?

S’agissant de ce dernier, le souci de ne pas déplaire tourne au parti pris contre les auteurs critiques, tandis que les hagiographes sont abusivement encensés. Ainsi Gaétan Picon, dont la flagornerie et la servilité sont extrêmes en reconnaissance de la prébende de la Direction des Arts et Lettres dont l’a gratifié le ministre Malraux, a écrit selon Mme Boyer-Weinmann « un magnifique Malraux par lui-même » qui est un « ouvrage d’anthologie »  (p. 311), alors que Pol Vandromme, « un polémiste, adepte de la critique de dénigrement » (p. 359), s’est livré bien sûr à un « exercice de dénigrement » (p. 317), maniant l’acide et l’arsenic (p. 363) « avec les armes d’une belle plume d’extrême droite, façon hussard » (p. 365). Un vrai auteur d’extrême droite au moins a écrit sur Malraux : c’est Jean Bourdier, qui fut rédacteur en chef de Minute. Le chapitre « André Malraux ou le roman d’un tricheur » de son livre Les Marchands de légendes (Plon, 1978) est loin d’être médiocre. Il n’est pas cité.

En revanche, les travaux sans intérêt de Michel Cazenave et de Rémi Kauffer, dans le genre gaulliste, et de François Lyotard, sur le registre philosophe bouffon, sont mis sur le pavois, alors que l’étude originale et décapante de Jacques Bonhomme n’est même pas mentionnée, pas plus que les travaux de Geoffrey T. Harris.

Clara Malraux, qui a eu l’audace de dire la vérité sur son compagnon, écrit « méchamment » (p. 321), d’une « plume au curare », « fine mouche et langue de vipère » (p. 345), en « lui emprunt[ant] ses méthodes (la mystification) et ses armes (l’écriture) » (p. 346). Madame Boyer-Weimann mentionne perfidement l’opposition relevée par Clara entre « la condition nantie » d’André auprès de Josette Clotis sous l’Occupation, avec la sienne « de mère juive errante avec enfant » (p. 345). N’aurait-il pas été plus fructueux d’étudier comment les biographes ont traité l’épisode, raconté par Clara avec une retenue louable, de la rencontre Clara-André de janvier 1942, au café Lafayette place Wilson à Toulouse, pour une demande de divorce d’avec une juive ? L’affaire est accablante pour le grand homme, et pourtant la plupart lui font jouer le beau rôle du mari magnanime refusant de divorcer pour sauver de la déportation mortelle son épouse et leur fille de 9 ans. Enfin, écrire « l'aigre Livre de comptes que l'épouse courroucée avait fait publier chez Gallimard, en pleine crise conjugale » (p. 344) montre : 1 une ignorance de la vie commune de Clara et André (le texte est paru dans le numéro de juillet 1939 de la NRF. Ils étaient séparés définitivement depuis deux ans), 2 une méconnaissance du texte lui-même : il est certes un peu amer (la dernière phrase est " Je reviendrai Marc - mais peut-être ne vous êtes pas vous-même aperçu que j'étais partie "), mais il est avant tout fort émouvant (" je m'imaginais ne souffrir que de votre peu de tendresse ") et n'est en rien le règlement de comptes que suggère son titre.

 

[On notera aussi que les souvenirs de Clara sont donnés (p. 344) pour 4 tomes publiés de 1969 à 1979, au lieu de 1966 à 1979, puis 5 tomes publiés de 1963 (sic) à 1979 dans la bibliographie (p. 463), alors qu’ils sont en réalité 6 tomes. Mme B-W est plus tatillonne lorsqu’il s’agit de la date de la mort de Sartre, que Todd a eu la faiblesse de placer en 1981 au lieu de 1980 (p. 369). Toutefois, la qualité de la publication (les notes en bas des pages, les 2 index…), inhabituelle dans l’édition française (cf. Malraux, une vie, de Todd, chez Gallimard), est à souligner.]

 

Olivier Todd, faut-il s’en étonner, est accusé de pratiquer « la déconstruction métabiographique » et mythographique (p. 23), avec « un objectif de démystification » (p. 331). Toute biographie, dans la mesure où elle recherche la vérité, ne serait donc pas une démystification ? Particulièrement pour Malraux, dont on sait combien la réalité de sa vie a été falsifiée. Pour déprécier davantage le travail de Todd, une place est faite au cri outragé de Pierre Moinot devant « l’esprit de dénigrement » du biographe, dans le Magazine littéraire. M. Moinot ne relève pourtant aucune erreur, et va même jusqu’à concéder que « les faits relatifs au ministère sont, en gros, exacts ». Il trouve seulement bien sûr qu’il n’est pas assez parlé du cinéma, puisque c’est le secteur dont il avait la charge. Et il pense que qualifier Malraux de « mythomaniaque mégalomane imbu de lui-même » est méprisant. C’est pourtant vrai, chacun en convient, et c’est ce qui importe.

 

Trois thèmes

Le jugement porté par Mme Boyer-Weinmann sur les biographes ou prétendus tels, qui ne révèle que ses propres préjugés, méconnaissances ou erreurs d’appréciation, présente peu d’intérêt, mais son étude relative à la façon dont ces auteurs ont traité les trois thèmes de l’enfance, des femmes et de l’action, est plus utile. Notons que le thème de l’argent, donné pour capital par Sainte-Beuve dans une bonne biographie, à côté de ceux de la religion et des femmes, n’est pas abordé. Il est vrai qu’il a été escamoté par tous. Il est pourtant, avec l’appétit de pouvoir, un ressort essentiel des actes de Malraux. Notons aussi que ces thèmes ne sont pas traités sous l’angle factuel, comme si chaque auteur avait la même connaissance de la vie du sujet. Or, Lacouture, par exemple, n’avait pu lire en 1973 que 3 des 6 tomes des souvenirs de Clara ; il n’avait pas connaissance de l’ouvrage de Guy Penaud sur la Résistance de Malraux, lequel n’est paru qu’en 1986 ; etc… Notons enfin, une fois encore, que d’ignorer les travaux de Geoffrey T. Harris rend dérisoire le débat sur « Malraux I, II et III » et les périodes et revirements dans la vie du grand homme.

Il reste que le rapprochement des écrits de J.-C. Larrat, Clara Malraux et J.-F. Lyotard sur la question des femmes est fructueux, puisqu'il conduit à se poser crûment la question : André Malraux aurait-il eu des tendances homosexuelles ?

 

Dans son ouvrage, s’agissant de Malraux, Martine Boyer-Weinmann n’est pas sortie du travers universitaire français appelé « le culte ou la glose » (voir Ad Dieudonne sur ce site). Nul doute que cette attitude lui a valu une excellente évaluation par son jury de thèse, docte assemblée qui a d'autres chats à fouetter que de lire Jacques Derogy ou un numéro oublié de la NRF. Peut-être maintenant pourra-t-elle produire un travail libre et original ? On peut rêver…

 

© Jacques Haussy, janvier 2006