Jourde

LA LITTÉRATURE SANS ESTOMAC, de Pierre JOURDE, L’esprit des péninsules, 2002

 

La lecture du Monde des livres provoque parfois un haut-le-cœur comme avec ce tiers de la page XI du numéro daté du 8 février 2002 dans lequel on rencontre un article d’André Fontaine relatif au dernier livre d’Alain Minc, président du conseil de surveillance du Monde. Cet article promotionnel nous apprend que M. Minc « exécute à proprement parler Pierre Bourdieu », mais considère son ami Bernard-Henri Lévy comme « le meilleur esprit des enfants de 68, le seul dont l’itinéraire ne va pas (…) à l’aigreur académique ou l’ironie réactionnaire ». A l’aune de cette hiérarchie de valeurs s’apprécie l’individu et son journal. Ajoutons qu'il n’est pas dit mot de la condamnation du même Minc pour « plagiat », « reproduction servile » et « contrefaçon » qui vient d'être prononcée (TGI de Paris, 28 novembre 2001). 

Page XII suivante du même numéro figure un article signé Jean-Luc Douin qui, sous le titre Pierre Jourde et « l’illustration du bredouillis », est d’une violence rarement lue dans ces pages. Elle concerne un « ouvrage fourre-tout que son manque de rigueur empêche de considérer comme un essai et dont le caractère pamphlétaire frise l’injure », à savoir La littérature sans estomac de Pierre Jourde, qui a osé une « diatribe qui ne serait que ridicule si elle n’était particulièrement insultante pour ceux qui participent au supplément littéraire du Monde. » Un tel cri de douleur et une telle souffrance dans la dignité insultée incitent bien entendu à en savoir plus sur le goujat qui a ainsi offensé la vertu et la déontologie irréprochable (voir ci-dessus) de nos journalistes du Monde, et à lire sans délai l’objet du forfait.

Résultat : un superbe livre qui se penche sur les textes et leur style pour faire un travail rigoureux et documenté d’analyse littéraire sur des auteurs contemporains. De plus, un livre très intelligible, très intelligent et très drôle (par exemple « Il est beau le qui qui », titre d’un chapitre relatif à Jean-Philippe Toussaint…) Ce n’est pas ici le lieu de commenter cet ouvrage, qui d’ailleurs est abondamment chroniqué sur la toile, sur fabula.org et fluctuat.net notamment. Deux remarques seulement  :

 

Julien Gracq

La première concerne le « pamphlet » de Julien Gracq La littérature à l’estomac, sous le patronage duquel se place Pierre Jourde. Gracq est l’illustration de ce qu’il dénonce : « On dirait qu’en France on ne consent à lire (mais à lire vraiment) un auteur qu’une fois : la première ; la seconde, il est déjà consacré, embaumé dans ce Manuel de littérature contemporaine que l’opinion et la critique s’ingénient à tenir à jour, à remettre chaque semaine en chantier comme un dictionnaire académique… » Il est patent que Julien Gracq et ses livres ont été une fois pour toutes portés au premier rayon. A relire La littérature à l’estomac on se demande pourtant ce qui justifie sa renommée. Déjà très obscur à sa parution dans la revue Empédocle en 1950 (à la reparution chez José Corti en 1961 l’auteur a dû faire quelques mises au point pour dissiper les malentendus), il est devenu incompréhensible. Et ce n’est pas D. Vaugeois, de l’université de Pau (sur fabula.org/revue/cr/312.php) qui l’éclaire en écrivant « Gracq s’attaquait déjà aux institutions littéraires et aux médias, presse et télévision. » Télévision en 1950, vraiment ?

De plus, Julien Gracq ne paraît pas très net du côté des préjugés xénophobes et de l’admiration pour l’ex-occupant nazi. Le Rivage des Syrtes : « Le Farghestan… sa civilisation, une mosaïque barbare, où le raffinement extrême de l’Orient côtoie la sauvagerie des nomades. » On pourrait dire de la même manière que le raffinement extrême des nomades côtoie la sauvagerie de l’Orient… La littérature à l’estomac : « je donnerais presque toute la littérature des dix dernières années pour le seul livre peu connu d’Ernst Jünger ² Sur les falaises de marbre²  ». Écrire cela en 1949, alors que Jünger venait de se voir contraint de quitter son uniforme d’officier nazi en même temps que son poste d’occupant à Paris, il fallait oser !

 

Malraux !

La seconde remarque concerne le chapitre relatif à Michel Houellebecq, « L’individu louche ». Chapitre passionnant dans lequel sont analysés avec pertinence et pénétration les sujets abordés par Houellebecq ainsi que son style. Une surprise attend le lecteur : à deux reprises, et seulement dans ce chapitre, il est fait référence, de façon tout à fait inattendue, à … Malraux !

Voici les deux extraits :

 

Houellebecq, avec quelques arguments forts, met en question l’illusion du moi. Au bout du compte qu’est-on réellement ? Un individu et sa mort. Au sens large : mort et souffrance, la souffrance ne prenant tout son sens (ou plutôt son non-sens) que, comme le pensait Malraux, dans la mesure où elle représente l’introduction à la mort. Ma mort et ma souffrance ne sont pas celles de l’autre. Ainsi je ne suis pleinement moi que par ce qui me détruit. Le reste se modifie ou s’oublie. (p. 228)

 

Houellebecq utilise de vieilles recettes ? C’est vrai (…) Presque tous les paysages sont là pour faire entendre la basse continue tragique, l’indifférence de la nature, belle mais dépourvue de signification, par rapport aux agitations des hommes. Le procédé est très malrucien. Il est très efficace. (p. 233)

Ces références à Malraux sont d’autant plus surprenantes qu’elles concernent, l’une une idée fort banale, l’autre un procédé très peu original, ce qu’indique d’ailleurs l’auteur lui-même. Alors pourquoi Malraux ? Se pourrait-il que Pierre Jourde, professeur à l’université de Grenoble III, étudie avec ses étudiants l’œuvre littéraire de Malraux ? Il est à craindre que oui !

 

© Jacques Haussy, décembre 2003

Le numéro de juin 2007 du magazine littéraire est consacré à Julien Gracq, "le dernier des classiques". Numéro dans l'ensemble passionnant, notamment l'entretien avec Pierre Michon dont l'enthousiasme et la persuasion donnent envie de relire Le Rivage des Syrtes séance tenante. Même si la référence à Jules Verne, Stevenson et Conrad paraît abusive, et si, en revanche, le "Chez Gracq on n'a affaire qu'à des clichés... et c'est ce trop-plein de clichés qui devient du Gracq" est plutôt conforme à l'impression qu'on avait gardée. Ne nous emballons donc pas et retardons la satisfaction, elle n'en sera que meilleure... La littérature à l'estomac est traité par Pierre Jourde dans un article titré "Le punch du pamphlétaire". Titre abusif car le livre est totalement dépourvu de punch, à moins de considérer que dire de Simone de Beauvoir qu'elle "fait l'école sexuelle du soir" est un trait d'esprit cinglant dont n'aurait pas dû se relever la grande sartreuse. Une clé de compréhension du "pamphlet" est fournie : "La littérature à l'estomac est plus une critique de la critique qu'une critique des écrivains". C'est-à-dire une critique de Jean-Jacques Gautier et Robert Kemp ! Tout s'éclaire !

juillet 2007

Fontaine et Minc ne figurent ici que de façon très fortuite : le hasard du revers de la page du Monde contenant l'article sur Jourde. Mais puisqu'ils sont là, poursuivons la dénonciation de la connivence avec cet article de Le Plan B (avril 2009) :

17 mars [2009]. André Fontaine salue dans Le Monde le dernier livre d'Alain Minc, "l'étendue de son érudition et ses bonheurs d'écriture". Dans Le Nouvel Observateur, Alain Minc avait léché, le 28 septembre 1995, "un récit minutieux, exhaustif, [...] un tableau passionnant" d'André Fontaine.

avril 2009