Rouart

CES AMIS QUI ENCHANTENT LA VIE : PASSIONS LITTÉRAIRES, de Jean-Marie ROUART, Robert Laffont, 2015



Dès qu'a été connue la présence d'un chapitre sur André Malraux dans le dernier livre de Jean-Marie Rouart l'envie de le lire a été impatiente, tant l'académicien est amusant dans ses exercices d'admiration éperdue du grand homme national (voir Rouart).

L'ouvrage liste les admirations littéraires et les plaisirs de lecture de l'auteur. Il est impressionnant : un millier de pages pour 120 écrivains classés de façon quasi-aléatoire (et plutôt bouffonne). La recherche est donc pénible, mais voilà Malraux (pp. 341 à 348), au chapitre 4 (sur 17) "Les amants malheureux de l'Histoire" (?!), où il figure au côté de Machiavel, Retz, Bernis, ... (!?), dans un article n° 13 (sur 18) titré "Malraux : le romantisme des révolutions".


Grosse surprise avec les premiers mots :

C'est vrai, il y a de l'imposture chez Malraux...

Que se passe-t-il ? Monsieur Rouart aurait-il été touché par la grâce ? D'autant que d'autres critiques suivent :

À un certain niveau, l'obsession de la grandeur frise un peu le ridicule.
...
La femme, chez Malraux, est une compagne ; elle est rarement une héroïne, l'objet d'une passion folle ou dévastatrice.

On sent que l'auteur s'est retenu d'écrire "La femme, chez Malraux, est une potiche" !

Et puis vient le morceau de bravoure iconoclaste :

La postérité sera sans doute plus favorable au jeune homme fébrile et aventureux qu'au ministre vieillissant, pris au piège des honneurs et des cérémonies officielles, bateleur métaphysique des fastes élyséens, pythonisse nerveuse à l'éloquence sifflante et saccadée des grand-messes gaullistes : ce théâtre où il s'est donné l'illusion de jouer son dernier rôle avec des acteurs à sa mesure. Ce Malraux-là, avec ses motards, son maroquin et tout son bric-à-brac ministériel, risque d'aller rejoindre, au magasin des accessoires de l'Histoire, Chateaubriand et ses ambassades, Benjamin Constant et sa Constitution de 1815, Barrès et ses discours électoraux.


Mais on se rassure, les éloges dithyrambiques sont bien là. Les bouffonneries aussi.


"Il y a de l'imposture chez Malraux", certes, mais

comme chez le colonel Lawrence ou chez Napoléon. Comme chez tous ceux qui, enivrés d'absolu, ont fini par ne plus pouvoir démêler la réalité et leurs songes [...] il s'agit d'artistes, donc de créateurs, qui n'ont que des rapports ambivalents avec ce que nous appelons la vie réelle.

Bien des qualificatifs peuvent être appliqués à Napoléon : dictateur, guerrier, soudard... mais "artiste", voilà qui est inattendu... et grotesque !

Il ressuscite le mythe de l'aventurier et s'en drape magnifiquement : c'est un Garibaldi obsédé par Trotski puis par de Gaulle.

Un Garibaldi ! Voilà encore une belle outrance : où sont ses combats pour la liberté et l'indépendance des peuples ? Où sont d'ailleurs ses combats qui ne sont pas des postures ?

Personne ne s’intéresserait à son existence si elle n’était illuminée par le grand brasier de tant d'ouvrages qui ont révolutionné le roman français entre les deux guerres.
...
La parution de La Voie royale et celle de La Condition humaine marquent une date dans la littérature.

Une "révolution du roman français", une "date dans la littérature" ? On aurait pu penser que, parmi ceux qui ont été publiés au début des années 30, un Céline, ou un Queneau, auraient mérité cet éloge, mais Malraux ? Au fait, Raymond Queneau ne figure même pas dans la sélection des 120 écrivains élus par Rouart.

Le monde avec Malraux redevenait vaste : il ne se bornait plus à ces chichis de Bovary cantonales et de mirliflores de sous-préfecture observés à la loupe par des écrivains cloués à leur fauteuil.

S'agissant de la dimension littéraire de leur idole, les admirateurs de Malraux pratiquent volontiers l'outrance. Pour les panthéonisateurs il était "l'écrivain du XXème siècle comme Voltaire et Rousseau, ou Hugo et Zola ceux des siècles précédents". Ici il est comparé, à son avantage, à ce chichiteux de Flaubert, dont la célèbre héroïne est "cantonale" ou "de sous-préfecture" !

Grâce à Malraux, le roman a pris de l'oxygène. Il a redécouvert l'homme, l'homme complet qui respire à pleins poumons l'air de son temps, qui milite et qui aime, qui se révolte, qui voit large même s'il ne croit plus en rien.

Un encensement ne serait pas complet sans les grands mots : "l'espoir", "l'apocalypse", "la mort", "l'homme"... On relèvera toutefois ici la (relative) sobriété du propos.


En définitive, cette fois Jean-Marie Rouart est décevant. Il n'est pas aussi drôle qu'espéré, et, surtout, il suscite l'accablement. Qu'un homme aussi honorable (il est immortel) et d'une telle expérience (il est né en 1943), puisse persister à manifester une admiration aussi irraisonnée et aussi infantile pour André Malraux est consternant.


Jacques Haussy, décembre 2015



Jean-Marie Rouart a des louangeurs, des amis. Ainsi, Patrick Besson écrit-il dans une chronique sur la télévision titrée Éloge de Rouart figurant p. 170 dans le recueil Le Plateau télé (Fayard, 2010) :

Rouart c'est l'élégance, le charme, la générosité, le courage. Cet académicien est un chevalier.

Mais peut-on prendre Besson au sérieux ? Dans la même chronique il fait l'éloge des deux premiers romans de l'académicien, La fuite en Pologne, que "tout garçon de 15 ans devrait avoir lu", et La Blessure de Georges Aslo que "tout jeune homme de 20 ans devrait connaître par cœur". En revanche, dans une chronique du Point du 21 juillet 2011, il écrit :

Je dis souvent à Jean-Marie : "Tes livres sont nuls..."

Observons par ailleurs que ces chroniques de télévision paraissaient dans Le Figaro Magazine dans le même temps que Jean-Marie Rouart était directeur du Figaro littéraire ...


Jacques Haussy, mars 2016