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René LATOUCHE



À la mémoire de mon ami René Latouche


Telle est la dédicace, en 1928, de Les Conquérants, deuxième des trois ouvrages promis en janvier 1925 à Bernard Grasset. Dans l’édition de la Pléiade une note (p. 1034) présente ce Latouche :

Malraux en 1920-1921 fut très lié à cet ami que lui avait fait connaître Georges Gabory. Selon Jean Lacouture, cet employé de bureau, boiteux, de Clichy-la-Garenne, rêvait de littérature. Il n'avait pas vingt ans quand il se laissa un jour, à Saint-Malo, submerger par la marée. Malraux se fâcha ensuite avec Gabory à cause de la manière dont ce dernier a raconté dans Les Enfants perdus le suicide de leur ami commun. La dédicace des Conquérants montre que sept ans après Malraux n'avait pas oublié.

Cette présentation est fort succincte. Voyons si nous ne pouvons pas en savoir plus. Pour cela, lisons ou relisons Georges Gabory (voir TH Gabory). Nous avions lu en 2006 Apollinaire, Max Jacob, Gide, Malraux & Cie, d’abord sous l’angle de la sexualité d’André Malraux, mais nous avions trouvé l’ouvrage passionnant de bout en bout. Nous avions en particulier relevé un souvenir émouvant sur Greta Prozor, celle qui a été si magnifiquement portraiturée par Henri Matisse. Revoyons donc l’affaire René Latouche, au chapitre IV : La véritable histoire de René Latouche et des Malraux (à Jean Lacouture). En voici les extraits principaux, détachements justifiés par le style narratif émietté et discontinu de Gabory :

Je fis bientôt, par ricochet, la connaissance d'un de ses amis, Georges M., son confident ordinaire, et celle d'un autre de leurs amis à tous les deux, René Latouche...
Nous posions un peu l'un devant l'autre. Faire de la littérature, être poète et se voir imprimé tout vif, privilège enviable...
Il était boiteux et clochait fortement d'une jambe ; cette infirmité acquise ou congénitale ne semblait pas lui avoir donné ce qu'on appelle aujourd'hui un « complexe d'infériorité ». Jeune et plein d'entrain, il se défendait...
Ainsi [Malraux] fut-il le parrain de l'héroïne des Enfants perdus, où je reprenais le projet auquel j'avais renoncé provisoirement - après la mort de René Latouche, dont je me croyais coupable, avec Malraux lui-même, à qui j'avais eu la faiblesse de le présenter...
Malraux manquait de discrétion et de franchise. En me demandant de lui présenter René Latouche, il avait voulu mettre un commun diviseur entre nous - « diviser pour régner » - sur le tiers inclus c'était facile et René ne demandait qu'à devenir le satellite obscur d'un astre éblouissant...
Un autre se perdit sans retour et j’avais contribué à sa perte. Avec moi, René Latouche ne courait pas grand risque, mais avec Malraux qui ne prenait rien ni personne au sérieux, hormis « ce monstre incomparable et préférable à tout », le monstre sacré que chacun adore en soi-même ? Envoûté, fasciné par l'attitude et les discours de son nouveau maître, René aussi le prenait au sérieux, pour son malheur...
Pauvre René ! Ses illusions s'envolaient l'une après l'autre. Il avait quitté son bureau, persuadé que le tout-puissant « André » lui trouverait une sinécure, un job, hélas ! Il ne voyait rien venir...
J'avais reçu un mot de René, un dernier mot : Amitiés, écrit au verso d'une carte postale en couleurs représentant un paysage de la côte normande.
Accident, crime ou suicide ?
Un voyageur sans bagage, un jeune homme, était arrivé le soir à Saint-Valéry-en-Caux (Seine-inférieure). Il avait pris et payé d'avance une chambre dans un hôtel en donnant un faux nom (je l'ai oublié) et une fausse adresse, 14, rue Brunel, Paris XVIIème - l'adresse de Malraux, suprême hommage ou reproche. Le lendemain on trouvait son corps sur la plage où la mer l'avait rejeté. La police ayant découvert aisément l'identité du défunt (il était boiteux, signe particulier), sa mère était venue le reconnaître. - « Elle t'en veut, tu sais », me dit le frère de Nénette en m'apprenant la nouvelle. Je ne lisais pas les journaux et je relevais de maladie. Il y avait de quoi m'en vouloir en effet. Je portais le chapeau.
Un dimanche, à midi avec René, nous avions bu chacun trois amourettes au comptoir du café-tabac qui faisait le coin du boulevard National et de la rue des Bois. Les mauvaises fréquentations. René rentrait tard, ne travaillait plus, il avait perdu sa place - dans la vie...
Et le lendemain, dans tes bureaux du Petit Parisien, devant la photo du noyé, je n'étais pas fier, homicide par imprudence et par sottise, et Malraux ? Je ne suis pas certain de lui avoir dit cette phrase pathétique et « midinette » (les Enfants perdus, p. 97) : - « C'est nous qui l'avons tué ». De toute façon, il ne voulait rien entendre et rien savoir...
Un cadavre, entre amis, c'est gênant - du moins, pour moi, c'était gênant. La mort de René Latouche m'avait ouvert les yeux.

RTabarinésumons : Vers 1920 Gabory et Malraux ont rencontré et subjugué un jeune homme confiant et crédule. Ils lui ont fait croire à une aide littéraire et à un emploi. Se voyant trompé, en 1921 celui-ci s’est suicidé. Après sa mort, Gabory, hanté par le remords, a raconté l’histoire dans un roman (« d’où la malveillance n’est pas exclue » selon Vandegans, p. 50 de son ouvrage), Les Enfants perdus (nrf, Gallimard, 1923). Il est bien conscient d’y avoir modifié quelque peu la réalité : On écrit, on se laisse entraîner. Dans les Enfants perdus j’ai brodé sur les derniers jours de René. Cependant, lisons-le.

L
e livre, pourtant assez court (220 pages), comporte en fait 4 histoires. La première et la plus longue (90 pagesi) est celle qui nous intéresse. Elle porte un titre qui a donné son nom à l’ensemble : Les enfants perdus. Elle met en scène 4 jeunes gens : Laurent, Jean-Paul, Roland et Albert, lesquels ne sont autres respectivement que René Latouche, Louis Chevasson, André Malraux et Georges Gabory.
L
a phrase accusatrice terrible C’est nous qui l’avons tué, que Gabory n’est pas certain d’avoir prononcée, est bien là, mais André Malraux ne s’en émeut pas et, au contraire, il trouve les raisons et arguments qui, pour lui, expliquent le suicide de leur ami :

L'après-midi, Georges disait à André :
C'est nous qui l'avons tué.
Il est mort…
Faute de savoir vivre, mais nous ne lui avons pas appris.
Il y avait trois motifs suffisant à ce qu'il mourût, puisqu'il te faut des motifs. Il adorait une femme qui le trompait, il voulait écrire et il n'avait pas de talent, il aimait le luxe et il était pauvre. — Oui, mais le premier motif n'aurait pas suffi. Qui lui a donné le désir d'écrire, le goût du luxe, l'habitude de la paresse? Nous, notre exemple. Ah! je ne peux pas chasser cette pensée : il ne se serait pas tué s'il ne nous avait pas rencontrés.
Son suicide a une cause plus profonde, plus élevée. L'absence de raisons de vivre, dit André….

On voit que les arguments d’André Malraux sont rationnels et probants. La fâcherie avec Georges Gabory s’explique donc difficilement par la manière dont ce dernier a raconté dans Les Enfants perdus le suicide de leur ami commun, comme le prétendent la Pléiade et quelques autres. La brouille ne serait-elle pas causée plutôt par le regard critique porté sur son comportement ?

enfin une scène, mes amis, une scène avec cris, larmes et tout le tremblement…
Qui est le meilleur de l'homme, comme a dit Goethe.
Et le pire de la femme, comme vous savez, messieurs, acheva André qui, à l'occasion, se montrait volontiers misogyne. (p. 15)

La vie est courte.
Oh! non, interrompit André qui s'imaginait être revenu de partout où il n'était jamais allé et dont la plus chère croyance était de ne rien croire.
... Mais autre chose, messieurs, j'ai obtenu quelques louis de mon estimable éditeur. Nous dînons ensemble demain soir chez Marguery, si vous voulez, ensuite Tabarin, ensuite restaurant de nuit ou cabaret mal famé. (pp. 19-20)

Il avait rencontré André à la Bibliothèque. André préparait une Mythogie pour un éditeur juif qui, à son avis, dépassait Shylock en avarice et eût coupé sur le sein du débiteur non pas la livre de chair de la créance, mais une livre et demie ! (pp. 22-23)

L'un et l'autre tenaient à ne pas céder. Ils mesuraient leur âme. Chacun d'eux préférait la sienne et, lorsqu'ils se furent quittés, chacun d'eux se croyait supérieur à son nouvel ami. André n'appréciait que l'intelligence. L'amour, la pitié lui semblaient bas, cependant, c'était avec une conviction enthousiaste qu'il doutait de tout. (pp. 24-25)

Georges avait présenté René à André à qui Louis était lié depuis longtemps. Louis était employé de commerce, René courtier d'assurances. Ils cachaient leur profession. Bien que André fût d'une famille assez riche, ses ressources provenaient de petits travaux d'érudition à faire chez soi et qu'il faisait ailleurs. Il aimait à traiter ses amis dans les restaurants élégants. Fier, généreux et prodigue avec un peu d'ostentation, il voulait qu'on le vît ouvrir les fenêtres par où il jetait l'argent. (p. 25)

Ce soir-là, René rapportait à Georges ce que André lui avait dit des femmes et de l'amour. L'amour ? Un mirage. Les femmes ? Des sujets. Les sentiments ? Des expériences ou des habitudes. On ne pouvait pourtant plus croire à l'amour ni prendre les femmes au sérieux. (p. 66)

La demoiselle était une habituée de Tabarin, elle y avait vu la maîtresse d’André.
Loulou? Une petite blonde avec un nez en l'air?
Pas précisément, dit André, enchanté de cette méprise, elle est très brune et elle a plutôt un type sémite… (p. 83)

André montrait une gaîté amère et affectée. Il refusa d'aller à Tabarin, ayant peur d'y rencontrer sa maîtresse, qu'il venait de quitter.
Et puis, dit-il, tu sais que je vais me marier.
Ah ! répondit Georges, je te félicite. Et il se rappela immédiatement la misogynie de André, ce qu'il disait du mariage autrefois (un mois avant), mais cette réflexion lui parut méchante. André était amoureux sans doute et toutes les règles de la vie ont des exceptions qui peuvent en devenir les règles à leur tour… (pp. 98-99)

Misogyne, d’une parole peu fiablehâbleur, fanfaron, orgueilleux, pédant, légèrement antisémite… selon Gabory : André Malraux ne pouvait certainement pas admettre dans son entourage un témoin aussi critique et acerbe (sans malveillance) de ses paroles et de ses agissements. Non, la mort de René Latouche n’est pour rien dans la brouille entre les deux « amis ».
[L’annonce de son prochain mariage par André permet de dater précisément les épisodes du livre par l’année 1921 car André et Clara se sont épousés le 21 octobre 1921].


© Jacques Haussy, juillet 2021


i Je tiens le livre numérisé à la disposition de qui en fait la demande. À titre gracieux et pour un usage non commercial, bien entendu. Georges Gabory étant mort en 1978, son livre de 1923 n’est pas dans le domaine public – il le sera en 2049, 70 ans après son décès. Les plus de 13 000 mots, au format Libération Serif 12, représentent 10 feuilles A4 recto-verso, 20 pages. Pour en faciliter la lecture et la compréhension j’ai rétabli les prénoms - Albert [Georges] figure 138 fois, Laurent [René] 103, Roland [André] 54 et Jean-Paul [Louis] 20. Comme on voit, André Malraux est loin d’être le personnage principal.