APOLLINAIRE, MAX JACOB, GIDE, MALRAUX & Cie, de Georges GABORY, Jean-Michel Place, 1988
LA SEXUALITÉ D'ANDRÉ MALRAUX

Josette Clotis tient en mai 42 dans ses écrits des propos qui surprennent : « Il y aura bien une question posée sur les étranges mœurs asiatiques de cet homme à la célèbre froideur, ce nerveux sanguinaire, ce démoniaque dont il n’est pas prouvé qu’il n’ait pas été un peu homosexuel. » Olivier Todd, qui reproduit ce passage (pp. 319-320) tiré de Suzanne Chantal, ajoute en note : « A ce jour, rien ne le prouve ». La question mérite toutefois d’être posée. Todd lui-même fait d’ailleurs un commentaire surprenant à la confidence de Josette « Il aime faire l’amour le matin. Il aime faire l’amour volontiers. Il aime faire l’amour simplement… » : « Toutes les "partenaires" de Malraux n’apprécient pas l’écrivain de la même manière sur ce plan. » (p. 644) Dans sa conclusion (p. 608) il ajoute : « S’aimait-il, aimait-il les autres tout en réfrénant ses élans ? Il goûtait la fraternité des soldats, l’amitié des prêtres, la compagnie des femmes, ce qui n’est pas aimer les femmes. » Martine de Courcel exprime la même opinion : « … il était sensible au charme féminin. Les femmes, leurs coquetteries, leurs astuces l’amusaient… Comme les chats. » De plus elles pouvaient lui apporter une valorisation sociale. Il a confié à Frédéric Grover combien il enviait Drieu La Rochelle d’avoir séduit « une des femmes les plus belles et les plus en vue de Paris ». Et Groethuysen disait : « Méfions-nous pour André de la femme élégante, elle flattera sa vanité. »

Clara Malraux a été d’une grande discrétion sur le sujet de la sexualité, mais des amis qu’il avait avant de la connaître- ils se rencontrèrent au cours du premier semestre de 1921 et se marièrent le 21 octobre - n’auraient-ils pas levé un coin du voile ? Les souvenirs de Georges Gabory (1899-1978) qui fut très proche d’André pendant près de 3 ans, de 1919 à 1922, apportent en effet un éclairage intéressant. Il rapporte qu’ils avaient coutume de fréquenter « une boîte de tantes » à l’angle de la place Ravignan et de la rue Garreau, appelée La Petite Chaumière. Et il commente : « Nous étions jeunes, Malraux et moi, séduits par l’étalage de la dépravation, réelle ou feinte. » Cet épisode, raconté à Walter G. Langlois qui l’a publié en 1970 est bien connu et a été mentionné par Lacouture et Cate. Mais le livre de souvenirs écrit par Gabory en 73-76 et paru chez Jean-Michel Place en 1988 apporte un document supplémentaire que n’ont relevé ni Cate ni Todd. L’histoire se déroule en juin 1922, « l’avant-veille du Grand Prix », au bal Bullier où les Malraux avaient amené Gabory :

Il n'était pas minuit, nous attendions en buvant le Champagne obligatoire, quand Malraux se leva et sortit en disant :
- «Je reviens». Aussitôt sa femme se penchait vers moi, roucoulante et parfumée :
- «Allons, voyons, Gabory, faites-moi la cour !»
La cour ? J'étais bien embarrassé ; je n'avais pas l'habitude, en qualité de «lesbien» j'aimais mieux me la laisser faire sans renoncer pourtant au droit de refuser, sinon de choisir - et puis «faire la cour» à la femme d'un ami dès qu'il a tourné les talons, c'est vulgaire. Surtout si la femme ne vous plaît pas.
Elle frétillait, heureuse de mon embarras qu'elle attribuait, je pense, à la timidité, clignant des yeux, tortillant de la croupe, elle insistait :
- «Dites-moi, est-ce que vous n'avez pas, vous-même... avec André ? Non ? Ah ! Je croyais...»
Elle croyait ! et, parce qu'elle croyait que j'avais couché avec lui, elle voulait coucher avec moi, la femme doit suivre son mari, en outre, un «midinet», c'est inexistant — mais si c'était «André» qui le lui avait fait croire, il se vantait. Ce n'était pas invraisemblable, on en voyait bien d'autres, mais ce n'était pas vrai. Un détail. Le futur colonel savait déjà farder la vérité. Préparation militaire — et politique. La mort de René Latouche avait dû être singulièrement racontée à la perverse Clara. Heureu­sement, le lieu se prêtait mal aux intentions de cette vicieuse ridicule et littéraire.
Plus loin Gabory conclut son récit par : «Écrivain, voyageur, guerrier, politique, et, sympathisant communiste ou gaulliste militant, camarade ou compagnon, toujours orateur - divers moyens d'oublier la fin - cet homme public, cet Important n'avait plus rien du jeune homme privé que j'avais connu autrefois, sans aller cependant jusqu'à le connaître, au sens biblique du terme, comme peut-être il l'avait fait croire à sa tendre moitié. » 

Autre indice, André Malraux avait cherché – et avait réussi - à séduire et s’attirer les bonnes grâces de deux homosexuels notoires. D’abord Max Jacob vers novembre 1919, chez lui 17 rue Gabrielle, « un homme à fables ». Puis André Gide – en fait pédophile – par un article flagorneur de mars 1922 dans lequel il est désigné comme « le critique le plus suivi de notre temps » et « le plus grand écrivain français vivant ». Ajoutons l'amour qu'il a inspiré à Roger Stéphane, autre homo bien connu. Mais, comme l’écrit Olivier Todd, à ce jour rien ne prouve cependant qu’il ait vécu des expériences et ait eu des penchants homosexuels. Sa mythomanie s’est exercée auprès de ses compagnes là comme ailleurs. Peut-être pour excuser une virilité défaillante ?


Quant au livre de souvenirs de Georges Gabory, il est passionnant de bout en bout. Les rues et les lieux de Montmartre – et de Montparnasse - les poètes, écrivains et artistes des années 1920, revivent dans des anecdotes émaillées de bons mots et de calembours – un exemple à propos du voyage de Gide en URSS : « Heureux qui, communiste, a fait un beau voyage ». Avec parfois un passage fort émouvant, comme celui qui suit – mais vous ne connaissez pas Greta Prozor (née à Paris en 1885) ? Henri Matisse a fait son portrait en 1916. Il se trouve sur les cimaises de Beaubourg depuis 1982, date de son acquisition. C’est, pour moi, l’un des plus beaux tableaux du musée, et je ne manque jamais d'aller saluer Greta à chaque visite.

j'étais venu y passer un dimanche, à Vaucresson ; en nous promenant dans les bois, l'après-midi, Dermée, sa femme et moi, nous rencontrons Halvorsen, le marchand de tableaux, et son amie Greta Prozor, avec leurs invités ; on fusionne et Halvorsen emmène toute la société dîner chez lui, dans sa résidence estivale de Garches, autre village de la banlieue ouest, tout proche et plus chic. Un jeune homme pauvre est sensible au prestige de l'argent, obscur, à celui d'un nom célèbre porté par une femme aux cheveux couleur de paille, la fille du comte Prozor, le traducteur d'Ibsen, une actrice d'avant-garde qui récitait du Max Jacob et du Reverdy ; dîner à sa table, quel plaisir, et quel honneur !...
II y avait du bourgogne à l'ordinaire ; on prit le café dans le jardin, et les alcools ; la douceur de la nuit, la causerie euphorique et digestive, tout m'enchantait, et le chemin du retour jusqu'à la gare, au clair de lune, et dans le train les Parisiens qui rentraient, chargés de fleurs déjà fanées, las de leur long jour de loisirs, excédés d'enfants grognons — dignes de pitié, les pauvres gens, ils n'avaient pas dîné avec Greta Prozor !

Jacques Haussy © décembre 2006

Un autre témoignage, tout aussi capital et pertinent sur ce sujet pour la même époque, est celui de Pascal Pia. Il a été recueilli en 1975 par Jacques Legris et François Caradec, et publié par la revue Histoires littéraires n° 35 de juillet-août-septembre 2008. Pascal Pia répond à la question : "Est-ce qu'il plaisait aux femmes ?" :
Jeune, pas spécialement. Un certain nombre lui ont couru après à partir du moment où il a été connu. Il n'était pas tourmenté par des histoires de queue, certainement pas. Même si cela lui plaisait de faire l'amour, j'ai l'impression que cela n'entrait pas dans ses préoccupations constantes. Il avait d'ailleurs 36 activités, qui montraient bien qu'il n'avait pas cette préoccupation-là.

mars 2009


Dans Histoires littéraires n° 39 le compte-rendu d'une vente à Drouot le 20 avril 2009 de lettres et manuscrits autographes. Parmi ceux-ci une lettre de Cocteau à Malraux en 1935, pour lui demander conseil ainsi qu'à Gide afin de se faire admettre au Parti communiste. Un prétexte ? En tous cas on lit : "Tout me dégoûte à mourir sauf l'amour [...] Je vous aime et votre livre."

novembre 2009