IL FAUT VIVRE VIEUX, d'André CHAMSON, Grasset, 1984

 


André Chamson, mort en 1983, était l'aîné d'André Malraux de 17 mois. Il a partagé avec celui-ci d'innombrables épisodes de sa vie : les samedis de Daniel Halévy et les décades de Pontigny, les éditeurs Grasset et Gallimard, le Front populaire et la guerre d'Espagne, la brigade Alsace-Lorraine... élu en 1956 à l'Académie française, il se vit proposer en 1959, par André Malraux, la direction générale des Archives de France (Merci, cher ami...), et, par Alain Peyrefitte, un poste au conseil d’administration de l’ORTF, qui était alors « la voix de la France », c'est-à-dire la voix du gaullisme. Grand-Croix de la Légion d'honneur, entre autres décorations, on voit qu'il ne fut pas un rebelle, et on ne s'attend pas en lisant ses souvenirs à des révélations fracassantes. Tout de même, dans ce livre où défilent les célébrités qu'il a rencontrées au cours de sa vie, il aurait pu faire une place à certaines personnes fort estimables et remarquables, quoique peu connues, comme Andrée Viollis, avec laquelle et Jean Guéhenno il a créé en novembre 1935 l'hebdomadaire Vendredi qui a été son vrai haut fait.

En revanche, il inflige à ses lecteurs des jugements et opinions contestables : il n'a rien compris au surréalisme, « une fantaisie éphémère » ; il donne le coup de pied de l'âne à Jean-Paul Sartre qui a « fait jouer [ses] pièces devant des parterres d'officiers allemands pendant que nous nous battions », et dont le théâtre est « une chose très fragile », mais qui lui a pourtant proposé d'entrer à ses côtés aux Temps Modernes ; il reproche même à Françoise Chandernagor « de n'avoir pas souligné que la Maintenon était une créature "retournée" », alors qu'elle a fort bien expliqué la situation de Françoise d'Aubigné à l'égard de la religion : quoiqu'élevée dans une famille protestante, née catholique elle est restée catholique toute sa vie.

 

L'intérêt principal du livre est bien entendu dans son témoignage sur Malraux. Il porte sur deux épisodes : d'abord les samedis de Daniel Halévy et les décades de Pontigny :

 

Mais venons-en à Malraux, le plus bel ornement de ce salon...

Je me souviens de son arrivée chez Daniel Halévy, un garçon grand, mince, distingué. Il disait lui-même : « Après tout, je suis assez distingué de ma personne. » II pouvait le dire, il l'était, et il l'a été, en dépit de ses tics, du début jusqu'à la fin de son existence. Il avait une particularité. Ou il se taisait ou il tranchait d'une façon définitive sur les problèmes auxquels il s'intéressait. La première fois que je l'ai vu, nous avons parlé des troubadours et de la poésie provençale des XIIe et XIIIe siècles. J'étais assez calé sur les troubadours et cela à deux titres : d'abord parce que je parlais le provençal couramment, comme le français, et deuxièmement parce que j'avais, à l'École des chartes, étudié les troubadours comme un érudit. Tout d'un coup, Malraux m'a dit : « Mais tout ceci ne tient pas compte des dernières découvertes de la nouvelle école allemande qui a montré que... » J'en restai pantois car je n'avais jamais entendu parler de cette école et je n'en ai plus entendu reparler.

Je ne l'ai pas vérifié, mais je soupçonne Malraux d'avoir sollicité un peu la vérité et d'avoir à peu près inventé ces mystérieux érudits et leurs conclusions. Il disait : « Quand on parle, il faut toujours gagner! » II m'a expliqué cela au temps de la brigade Alsace-Lorraine qui nous fit devenir fraternels. Mais, déjà chez Halévy, il appliquait sa méthode.

Il était environné d'une sorte de gloire, de gloire en avance, du moins avant son prix Goncourt, la Condition humaine. Certains écrivains un peu plus âgés que nous, comme Benjamin Crémieux, disaient : « C'est bien simple, Malraux, c'est Napoléon!» Non, ce n'était pas Napoléon. Ce n'était pas simple! Mais le personnage Malraux existait. Je l'ai surtout bien connu vers 1928, aux décades de Pontigny, une institution de cette époque. Dans une vieille abbaye, des écrivains, tous les ans, venaient passer dix jours et discutaient d'un sujet littéraire. Nous y avons été invités, André Malraux et moi, la même année. Il y avait Gide, Martin du Gard, Schlumberger, il y avait aussi un certain nombre d'autres personnages qui étaient alors au sommet de leur gloire. Nous avons parlé avec eux, mais nous avons surtout parlé entre nous : la conversation était devenue un échange de propos, presque une sorte d'escrime, entre Malraux et Chamson. Cette escrime divertissait beaucoup les aînés. Ils avaient crié «Ole», comme dans les corridas! Et je dois dire que la fin de cette confrontation fut assez amusante.

Paul Desjardins, qui dirigeait les décades, avait une hantise: il voulait que les gens s'entendent toujours chez lui. Il voulait que les plus opposés les uns aux autres en arrivent à être d'accord. Parlant le dernier jour de notre décade, il dit : « Nous avons surtout entendu pendant ces jours-ci nos deux jeunes amis, André Malraux et André Chamson, qui ont semblé, la plupart du temps, ne pas être d'accord. Mais au fond de ce désaccord, il y a un accord profond. » André Malraux faisait des signes de dénégation et moi-même également. Malraux dit : « Non, nous ne sommes pas d'accord car, pendant dix jours, j'ai représenté ici la philosophie de la hache et André Chamson a représenté la philosophie du pommier. » Pour ne pas être en reste, je lui ai répondu : « J'accepte ces termes de comparaison, je veux bien, mais je voudrais simplement faire remarquer que, pour exister, la hache a besoin du pommier tandis que le pommier peut exister sans la hache. »

Après tout, le père Desjardins n'avait pas tellement tort. Car lorsque nous nous sommes retrouvés à la brigade Alsace-Lorraine, Malraux et moi, nous étions d'accord. Il n'était plus sur la philosophie de la hache et moi sur celle du pommier: nous étions tous les deux sur la philosophie du pommier. Ce qu'il voulait sauver, c'était la cathédrale de Strasbourg, c'étaient les maisons alsaciennes, c'était la liberté française telle que nous l'avions découverte à ce moment-là. Peut-être donc qu'après cinquante ans d'existence, on arrive à être d'accord, même lorsqu'à vingt ans il n'en est pas ainsi.

 

Sur la création de la brigade Alsace-Lorraine :

 

... J'avais donc essayé, avec Bernard Metz et un autre officier alsacien, de lever une unité. Ça pouvait être une compagnie, deux compagnies, je ne savais pas; en réalité, ça a été un bataillon de huit cents hommes, au commandement d'un chef qui s'appelait Pleis. Là, je suis sur les origines véridiques de la brigade Alsace-Lorraine. Je n'en fais pas une discussion. Je ne dis pas : « J'ai fondé la brigade Alsace-Lorraine. » Elle a été fondée par plusieurs bonnes volontés, mais il est certain qu'elle n'aurait pas pu se faire sans la bonne volonté de l'officier que j'étais et qui attendait, dans le maquis du Lot, que débarque de Lattre sur les côtes de Provence, qui, dès que de Lattre a été en Provence, a bondi vers lui, a pris le contact avec lui, lui a demandé des moyens de transport que celui-ci lui a donnés.

Les Alsaciens sont des gens extrêmement particularistes. Ils ont adopté Malraux de gaieté de cœur. Ils m'ont adopté aussi. Mais il est certain qu'ils faisaient leurs histoires. Ils voulaient d'abord rentrer en Alsace. C'est normal. Et je ne sais pas dans quelle mesure j'ai été le moteur de l'opération. Ce qu'il y a de sûr, c'est que, dans des périodes semblables à celle-là, chacun fait ce qu'il peut et l'ensemble donne des résultats. Je suis persuadé d'une chose : c'est que j'ai été le premier à penser à prendre contact avec de Lattre, le premier à pouvoir réaliser ce contact, le premier à arriver dans l'Ouest de la France avec un convoi de camions et un mot d'ordre

Je quittai Aix, muni des instructions de De Lattre, avec mon train de camions, j'embarquai à Montauban le bataillon d'Alsaciens-Lorrains rassemblés par le commandant Pleis, comme je crois vous l'avoir dit. Je pris à Montauban la doctoresse Pagery. Nanti d'un ordre du colonel Georges, je passai à Souillac où la municipalité de la Libération nous offrit un repas qui nous sembla somptueux. Le café achevé, après les adieux à la femme et à la fille que j'avais retrouvées au passage, trois coups de sifflet firent monter les hommes dans les camions et le premier bataillon de ce qui allait devenir la brigade s'ébranla au chant de Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine...

Tout d'un coup, sur la route, après Souillac, une voiture vient vers moi. Elle s'arrête, deux officiers en descendent. Je m'arrête aussi. Et les jeunes officiers me disent : « Le colonel Berger, que vous connaissez sous le nom de colonel Malraux, et le lieutenant-colonel Jacquot voudraient vous voir. Ils sont à côté d'ici. Auriez-vous la gentillesse de nous suivre? » Je passe le commandement au capitaine qui dirigeait la colonne et je suis les officiers jusqu'à Aubazines. Il me semble (c'est un souvenir privilégié) que j'entre dans la cour d'un monastère, une cour où il y a de grands arbres, mais qui est tout en terre battue. Je traverse cette cour et j'arrive devant une petite salle dans laquelle se trouvent Malraux et le lieutenant-colonel Jacquot, ancien saint-cyrien. Naturellement, conformément à leur génie, ils sont debout et vont de long en large en se croisant sans cesse. Nous nous disons bonjour mais c'est un bonjour rapide. L'ordre du jour, si j'ose dire, n'est pas au bonjour. L'ordre du jour, c'est de faire ce qu'on a à faire. Et Malraux me dit, sur un ton assez solennel, mon Dieu, me semble-t-il : « II restait une dernière chose noble à faire, rentrer en Alsace avec les Alsaciens. Tu y as pensé. J'y ai pensé aussi. Il paraît que tu rejoins l'armée de Lattre avec un bataillon. J'ai deux bataillons avec moi. Trois bataillons séparés, c'est de la poussière. Trois bataillons réunis, c'est une brigade. » Je claque les talons, je redresse un peu le buste et je réponds : « Mon colonel, je suis à tes ordres. » André Malraux était habillé en colonel. Je savais qu'il était régulièrement simple soldat de l'armée française. Cependant, ses services en Espagne, en qualité de chef d'escadrille, la réputation de courage qui le précédait faisaient que c'est sans difficulté aucune que je l'ai appelé « mon colonel » et que je me suis mis à ses ordres de bon cœur. Je ne l'ai jamais regretté. Certes, à trente ans de distance, je me dis que Jacquot et Malraux avaient dû s'attendre à une négociation beaucoup plus difficile! Après tout, j'étais le seul officier en titre dans cette salle, investi par le général de Lattre qui commandait l'armée française à ce moment-là. Avec moi toutes les herbes de la Saint-Jean; derrière moi un convoi de camions GMC, des Marocains au volant de ces camions, puis ce bataillon que j'avais chargé à Montauban...

Je me souviens de ma conversation avec Malraux. J'y reviens, car elle a un petit caractère historique. Malraux, toujours se promenant de droite à gauche dans la salle de l'ancien monastère d'Aubazines, me dit : « Qu'est-ce que tu veux? La gloire? » Alors là, je crois que nous avons heurté, l'un et l'autre, au plus profond de notre nature. Je lui ai répondu : « La gloire, non, le pénible devoir. Et quand je dis pénible, je sais de quoi je parle. J'ai déjà joué à ce jeu et je ne l'aime pas. » C'étaient les souvenirs de 1940 qui me remontaient à la mémoire. Malraux continua à tourner autour de moi et il reprit soudain : « Sois un des premiers à arriver sur les bords du Rhin et la France t'embrassera sur la bouche. » C'était une phrase très « malrauique ». La France incarnée devenait brusquement une personne, nantie de tous les charmes, et, se penchant sur le soldat qui baignait ses fanions dans les eaux du Rhin, l'embrassait sur la bouche. A ce moment-là, Jacquot, qui avait un sens plus fort des réalités, dit : « Si nous mangions? » Alors, un homme arrive et apporte des victuailles et nous nous sommes mis à table, mon Dieu, de fort bon appétit.

Nous étions encore jeunes. J'avais exactement quarante-quatre ans, ce qui, dans cette guerre, pour un chef de bataillon, n'était pas un âge très jeune, mais, tout de même, me laissait encore la disposition de toutes mes forces, c'est-à-dire de ce que Malraux définissait par « nous sommes capables de courir dans les terres labourées ». Je n'ai jamais compris pourquoi il parlait des terres labourées parce que, les trois quarts du temps, on n'y était pas, dans les terres labourées. On était dans les friches, dans les bois, dans les broussailles. Qu'importe, pour lui, la guerre, c'était courir dans les terres labourées, avec une mitraillette à la main!

Nous avons commencé à manger et je crois que ce fut le premier repas de la brigade, le premier repas pendant lequel nous nous sommes laissés aller. Jacquot était un homme extraordinairement agile d'esprit. Non seulement, il connaissait l'art de la guerre — il avait passé sa vie à l'étudier, il était saint-cyrien, breveté de l'École de guerre — mais il était extraordinairement «laïusseur». Il savait tout. Il vous expliquait tout. Et on comprenait!...

 

Confirmation donc que Malraux avait pour motivation principale en cette circonstance d'être « embrassé sur la bouche » par la France. Se trouve donc vérifiée une nouvelle fois la remarque de Clara (voir TH Alain M) : « Je l’ai vu faire quelque chose de bien. Jamais quelque chose de désintéressé ».  

On apprend aussi qu'avec Malraux, Chamson et Jacquot on était entre «laïusseurs», et c'est sans doute le trait le plus vrai et sincère de ces récits... 

Un doute vient quant à la mission que de Lattre aurait confiée à Chamson de recuter des fantassins puisque, dans une conférence prononcée en 1948, il a dit : « Il faut aussi, et de quel coeur, faire face au problème passionnant, mais qui ajoute encore à nos difficultés... Nous grossissons nos effectifs de 50 000 FFI... Lorsque nous franchirons le Rhin, ils seront 130 000. » (voir Malraux Grand homme ?

On peut avoir des détails sur la période Libération dans La Reconquête, autre livre de Chamson, paru chez Plon en 1975...

 

avril 2007

 

La confrontation des écrits d'André Chamson avec le résultat des travaux des historiens, Léon Mercadet1 et Olivier Todd par exemple, met en évidence un problème : alors que Chamson s'attribue un rôle important, voire décisif notamment dans la gestation de la brigade, ces historiens l'ignorent ou presque. Le nom de Chamson ne figure même pas dans la biographie sélective fournie par Todd.

 

Par ailleurs, dans aucun des ouvrages de tous ces auteurs n'est mentionné le rôle exact joué par Malraux, et l'on est amené à se poser la question de son insignifiance, voire de sa nocivité quand ses discours ont pour effet de décourager les hommes (voir Malraux Grand homme ?) Dans La Reconquête est racontée (p. 66) une veillée funèbre organisée par Malraux avec la grandiloquence qui lui est coutumière et la réaction qu'elle a suscité : « Quelques jours après cette parade funèbre, un des hommes de la brigade, qui avait son franc-parler avec moi, me dit tout d'un coup, au milieu d'une conversation où il était question de tout autre chose :

— Pour l'histoire d'Adelphe... cette veillée... enfin vous savez ce que je veux dire... il ne faudrait pas recommencer trop souvent... Vous risqueriez de casser le moral des hommes du rang. »

 

Enfin, on peut s'interroger sur l'assertion de Todd (p. 367) : « Malraux et ses adjoints n'ont pas gaspillé la vie de leurs hommes ». En effet, l'impréparation des hommes et l'équipement insuffisant ont été les causes de morts inutiles au cours des premières semaines, comme le montre aussi le témoignage de Jim (voir TH Todd 2). Chamson écrit ainsi, dans La Reconquête (p. 103) : « Dans ce nouveau séjour [de Montagney], nous avons essayé d'entrainer un peu à leur métier de guerriers les hommes de la brigade. Nous fûmes stupéfaits de constater que les jeunes héros du Bois-le-Prince et des Hauts de la Parère étaient de fort médiocres tireurs... ». Cette période d'instruction d'environ trois semaines (jusqu'au 22 novembre) a été accordée après le repos de trois semaines à Remiremont (à partir du 10 octobre) demandé par les hommes.

 

Dans La Reconquête (p. 160) Chamson apporte une précision sur les premières rencontres de Gaulle-Malraux : « Vers la fin de l'année, pour la Noël, de Gaulle vint en grande pompe à Strasbourg, et c'est à cette occasion qu'il rencontra Malraux pour la première fois. La fascination que celui-ci exerçait sur presque tous ceux qui l'approchaient joua sur le Général, si non pendant cette rencontre, du moins au cours d'un séjour que Malraux fit à Paris pendant le mois de janvier où il assista au Congrès du Mouvement de Libération Nationale. »

1 . Léon Mercadet est le chroniqueur des Alsaciens-Lorrains dans La Brigade Alsace-Lorraine (Grasset, 1984) - titre mal choisi puisque les actes de cette unité ne constituent que moins de la moitié du livre, l'autre étant consacrée à la présentation des protagonistes et à leur Résistance (tardive). L'ouvrage est fort décevant (voir Malraux Grand homme ?). Il est vrai que son auteur, né en 1950, qui était rédacteur dans la presse « undergound » d'Actuel, ne parait pas avoir été préparé à accomplir ce travail historique.

mai 2007