AIMER ENCORE

AIMER ENCORE, de Sophie de VILMORIN, Gallimard, 1999

 

 

Après la mort de sa tante Louise en décembre 1969, Sophie de Vilmorin a été la dernière compagne d’André Malraux jusqu’à sa fin, le 23 novembre 1976. Le livre raconte ses années aux côtés du grand homme, de trente ans plus âgé qu’elle. On balance à sa lecture entre l’émotion (rarement) comme pour les derniers moments, et, le plus souvent, le fou rire, tant notre Sophie est confondante d’aveuglement, de naïveté et de béatitude. Ah, l’amour ! Le témoignage est cependant fort intéressant pour ses passages relatifs aux actes ou à la personnalité d’André Malraux qui se trouvent une fois de plus sévèrement contestés.

 

Un guerrier mythomane

On découvre ainsi un nouveau mensonge sur les exploits du héros en 1940 : « André Malraux avait été mobilisé en 1940 et il s’était, un jour, porté volontaire pour une action dangereuse, en compagnie d’un autre valeureux soldat qui se nommait Albert Beuret. C’est dans un char d’assaut, parmi les trous d’obus qui variolaient le plateau de la Brie, que s’est nouée une amitié indissoluble. » (p. 98). Jean Lacouture, qui le fait incorporer mi-novembre 1939, alors que la date exacte est 5 mois plus tard, le 14 avril 1940 (jusqu’au 16 juin, date de son arrestation), a recueilli une version tout aussi intéressante de la rencontre Malraux-Beuret (p. 262) : « Il y a là un sous-officier qui a " vu venir" Malraux-le-rouge, l’écrivain révolutionnaire et naturellement antimilitariste (il n’a pas lu L’Espoir). Albert Beuret - c’est le nom du " sous-off" - convoque l’homme à la mèche pour une marche de nuit de 30 km. On part, sac au dos : le révolutionnaire va demander grâce… Eh ! Non. Malraux tient le coup. A l’aube c’est le " sous-off" qui s’arrête et tend la main à l’écrivain. On deviendra les meilleurs amis du monde, pour le meilleur et pour le pire… » Où vont-ils chercher tout ça (voir aussi Galante et Kauffer sur ce site) ! Le maréchal des logis (sergent-chef) Albert Beuret, qui était coiffeur dans le civil, a été employé ensuite par Malraux chez Gallimard, au RPF et dans les cabinets ministériels, et a été son exécuteur testamentaire avec Florence et Jean Grosjean, prêtre dans le civil, lui aussi rencontré à cette période, lui aussi employé ensuite chez Gallimard.

 

Un guerrier maladroit

Sophie de Vilmorin a un jour un moment de lucidité quant aux capacités de son héros pour le maniement des armes (p. 194) : « André Malraux avait des gestes très précis, mais qui ne lui servaient pas à des actions pratiques. Il ne savait pas conduire, il me demandait de lui boutonner le col de sa chemise, et Terzo de tailler son crayon ou d’ouvrir le tube de colle qu’il avait revissé de travers. Un jour, je lui ai dit : 

- C’est drôle que vous, un homme de guerre, ne sachiez pas vous servir efficacement de vos mains. Il fallait quand même que vous démontiez et que vous nettoyiez vos armes de temps en temps, non ?

- Bien sûr, mais il y a toujours eu quelqu’un pour s’en charger à ma place, sans même que je lui demande.

J’ai ri, mais je n’ai pas été étonnée, car il est vrai qu’on avait envie de faire pour lui tout ce qui l’ennuyait ou lui posait un problème. » Et beaucoup, jusqu’à aujourd’hui, lui ont ciré les pompes.

 

Idéaliste (dans ses discours)

Dans un discours au cours d’une cérémonie en l’honneur de la brigade Alsace-Lorraine, Malraux énonce (p. 227) : « C’est une grande chose que de dire non quand on n’a rien pour le dire, pas même une voix. » Rappelons que, dans la vie réelle, Malraux disait à ses visiteurs venus l’enrôler en 41-42 : « Avez-vous de l’argent ?… Avez-vous des armes ?… Bon, revenez me voir quand vous aurez de l’argent et des armes. » (à Claude Bourdet).

 

Misogyne et jaloux

La misogynie et la jalousie maladives du grand homme sont bien connues, mais Sophie de Vilmorin en apporte des preuves accablantes. Par exemple (p. 218)  : « Par son apparence et son comportement, une femme devait faire honneur à son époux - j’use de ce mot à dessein, pour indiquer, non un état légal, mais la façon d’être d’André Malraux - et je ne m’en tirais pas mal. Son rôle à lui était de gagner l’argent du ménage ; le mien, de tenir la maison et de le valoriser par mon élégance. »

Et encore (p. 220) : « Si j’avais l’imprudence de lui rapporter le compliment qu’avait pu m’adresser mon voisin de table le soir précédent, son excessive jalousie le faisait aussitôt s’enfermer dans un mutisme furieux dont j’avais grand-peine à l’arracher. »

 

Pudique

Et puis une révélation à peine croyable (p. 266) : « André Malraux avait commencé de mourir d’un cancer cutané de grande malignité, situé dans la région pubienne et déjà diffusé dans les ganglions de l’aine […] Il ne parlait évidemment pas de sa santé, puisqu’il ne parlait jamais de lui-même. Le malheur est qu’il n’en parlait même pas à son médecin, ou incomplètement ; tout comme il ne se dévêtait devant lui qu’en partie. Quant au médecin, il n’osait pas insister pour explorer l’intimité corporelle de son patient, en raison de son intimidante célébrité. »

 

 

© Jacques Haussy, mai 2003