Témoins-Historiens
LA DÉSILLUSION : ESPAGNE 1936, de Jean GISCLON, France-Empire, 1986
J'ai relu ce livre et je crois nécessaire d'ajouter un nouveau commentaire à celui déjà paru (voir TH Gisclon), car il était insuffisant, et parfois injuste.
Il
ne s'agit en rien d'un roman, mais bien d'un témoignage. Certes, des
noms de protagonistes ont été remplacés – en plus de celui de
Jean Gisclon, qui s'appelle ici Michel Bernay, deux seulement sont
concernés, écrit l'auteur dans l'introduction – et des décors
ont été modifiés, mais les situations sont authentiques et les
protagonistes principaux (Guidez, Bourgeois, Véniel, Dary… et
Malraux !) sont bien réels. Des portraits de ces pilotes, ainsi
que de divers personnages importants, le commandant Los Reyes à
Lerida par exemple, et même de Durruti (pp. 184-6), sont d'ailleurs
rédigés. Toutefois, curieusement, il n'est fait aucune mention d'un
Paul Nothomb ou d'un Paul Bernier, son nom d'alors.
Un
extrait d'un dialogue (pp 210-1). On voit que la tonalité est
sensiblement différente de celle de Nothomb, lequel a vu Malraux
« s'amuser à tenir les commandes » (voir TH
Pivot) :
-
Tu as effectué des missions de bombardement ?
-
Trois, dans la région de Teruel, sur Potez justement, dont une avec
Malraux comme chef de bord.
-
Il est comment ? Tu sais, on ne l'a pas souvent vu chez les
chasseurs.
-
Il est « gonflé » et laisse en l'air toute liberté au
pilote… Il ne connaît strictement rien dans le domaine aérien,
mais il a un très bon jugement en ce qui concerne le personnel. Il
n'a malheureusement aucun sens de la discipline militaire et compte
tenu de la mentalité de certains gars qui sont avec nous, l'ambiance
est plutôt « délirante »… !
Un autre extrait (p. 67) ;
Pendant la première semaine, les ordres tardèrent à se manifester. Ils se multiplièrent plus exactement : ordres et contrordres se succédèrent dans une pagaille frisant l'hystérie. Malraux, qui passait le plus clair de son temps en liaisons avec Valence, Barcelone et Albacete, ne donnait guère aux pilotes l'impression qu'il était un grand organisateur. Il n'avait aucun sens du commandement et, n'étant pas lui-même aviateur, il ne possédait aucune notion sur l'emploi de l'aviation militaire en général et de la chasse en particulier...
Un dernier extrait relatif à un moment décisif de la vie de l'escadrille :
Ainsi qu'il en
avait été convenu, Malraux réunit tous les pilotes le 2 novembre.
C’était la troisième fois, depuis leur arrivée en Espagne, en
août, qu’il daignait s’entretenir avec eux. Il était sombre,
selon son habitude, mais un peu plus détendu que lors du dernier
entretien. Il les remercia pour le travail effectué, puis il
leur demanda quels seraient ceux qui resteraient avec lui. Guidez et
Dary, annoncèrent qu’ils étaient prêts à servir dans une
escadrille espagnole. Gouinet, Matheron termineraient leur contrat
jusqu’au 15 novembre, ils aviseraient à ce moment-là. Véniel,
Bernay, Bourgeois, Thomas et Poulain dont le contrat expirait ce
même jour, préféraient rentrer en France. Malraux leur dit que le
nécessaire avait été fait auprès de l’ambassade de France. Il
regrettait leur décision, mais il les comprenait.
Le dialogue
se transforma vite en long monologue, prononcé d’une voix hachée,
parfois inaudible. Il était de nouveau parti sur une autre planète.
A travers ses propos, les pilotes crurent tout de même percevoir une
certaine amertume de n’avoir pas mieux réussi la mission
qu’il s’était fixée. Ils pensèrent qu’il s’agissait
surtout de son escadrille internationale qui avait toujours eu sa
préférence et correspondait mieux à l’objectif qu’il
poursuivait, car elle réunissait des navigants de plusieurs
nationalités. Mais jusqu’à présent, elle n’avait pas obtenu
les résultats des chasseurs de l’escadrille España.
Il
fit néanmoins allusion au pacte qui les avait unis dès leur
arrivée en Espagne. A mesure qu’il parlait, les pilotes avaient
l’impression qu’il ressassait sa rancœur contre Marty qui
voulait lui « voler» son enfant, cette escadrille «España» qui ne tenait plus qu’à un fil et dont les éléments les
mieux entraînés rentraient en France ou s’apprêtaient à le
faire. [...]
Malraux prit congé en leur serrant la main, et
sortit le regard absent, préoccupé sans doute par « la possibilité
infinie de son destin ».
Au
fil de l'ouvrage sont indiqués les localisations des escadrilles, et
il est confirmé que bombardiers (« escadrille
internationale ») et chasseurs (« escadrille España »)
ne cohabitaient généralement pas, ce que Todd a eu des difficultés
à admettre.
Le
témoignage de Jean Gisclon est précieux et même capital. Pourquoi
a-t-il été si peu pris en compte ? La
raison de ce qu'il faut bien appeler l'ostracisme dont il
a
été victime dans le
compte-rendu
de son expérience espagnole de 1936 est peut-être contenue
dans
ces lignes extraites (en
septembre 2016)
de l'article à son nom dans Wikipédia – je dis bien l'article, et
non la page « Discussion », ce qui est tout à fait
inhabituel :
Détaché à deux reprises auprès du cabinet du ministre de l'air, il sera barré durant de longues années dans ses promotions au grade supérieur par le général Martial Valin, ancien des Forces Françaises Libres.
Il en ira de même pour sa promotion au grade de Commandeur de la Légion d'honneur puisqu'il dut attendre 2005, soit l'âge de 92 ans, pour être enfin décoré de la croix de Commandeur. Cela illustre l'inimitié tenace des milieux gaullistes envers les combattants qui, en juin 1940, après l'Armiste, eurent la mauvaise idée d'obéir aux ordres du gouvernement de Vichy.
La raison donnée ici est vraisemblable, mais le motif décisif est de n'avoir jamais fait allégeance au gaullisme. Ainsi, a contrario, un Thierry Maulnier, qui fut un pétainiste militant (voir TH Maulnier), n'en a pas moins bénéficié de divers honneurs officiels (Grand prix de l'Académie française en 1959 et Académicien en 1964) et même de prébendes (Direction du Théâtre Montansier à Versailles pour Madame Maulnier en 1961). Il avait encensé les livres de Malraux.
En définitive, la lecture du livre de Jean Gisclon fait comprendre combien la biographie d'Olivier Todd est faible s'agissant de l'Espagne. Robert S. Thornberry (André Malraux et l'Espagne, Droz, 1977) ayant lui-même succombé aux sirènes des falsificateurs amis de Malraux, il est nécessaire et urgent de « dénothombiser » et de réécrire l'histoire de l'escadrille internationale España.
© Jacques Haussy, septembre 2016