PETIT TOUR AUTOUR DE MALRAUX

PETIT TOUR AUTOUR DE MALRAUX, de Brigitte FRIANG, éditions du Félin, 2001

 

 

J’avais déjà lu une version de 1977 des souvenirs de Brigitte Friang (voir Malraux Grand homme ?), mais, rencontrant ce livre-ci sur l’étal d’un soldeur (Mona lisait, rue Saint-Martin à Paris, 5,80 €), je l’ai acheté, et lu non sans plaisir : il comporte des compléments intéressants. Il faut certes passer sur la réécriture gaulliste de l’histoire - la IVème République a été bien entendu selon eux une abomination - et sur un défaut de construction qui conduit à rencontrer les mêmes faits au moins deux fois, mais Brigitte Friang paraît sincère et raconte avec franchise ses années passées au service d’André Malraux au RPF, d’octobre 1946 à mi-1951, au ministère de l’information de 1958, et lors de l’épisode Bangladesh de 1971, ainsi que leurs rencontres épisodiques pendant près de trente ans.

En fait, Brigitte Friang nous parle de deux Malraux : celui dont elle a entendu parler, et celui qu’elle a connu. Le premier génial et légendaire, le second nettement moins admirable, et parfois carrément médiocre.

 

Je l’ai pas vu, mais j’en ai entendu causer

Passons sur le Malraux héroïque, c’est celui des nombreux hagiographes. On peut toutefois s’étonner que, Friang ayant une bonne idée de la guerre et de ses servants pour avoir accompagné des militaires sur de nombreux théâtres d’opérations, et notamment en Indochine à Dien Bien Phû, elle ne s’interroge pas sur les états de service supposés glorieux en Espagne, en Dordogne ou en Alsace, d’un Malraux dont elle constate les insuffisances morales, physiques et techniques. A peine a-t-elle un doute lorsqu’il se prétendra un ancien des parachutistes de 1958 « pour avoir obtenu l’un des premiers brevets accordés en France » : elle ajoute « ce que nul semble-t-il n’a jamais authentifié » (pp. 131-132), mais se demande quand même si cela ne se serait pas produit en Union soviétique, comme il le prétend - mais alors comment un brevet français ? Bref, du Malraux : n’importe quoi !

 

Déceptions

Le Malraux côtoyé, en revanche, est source de bien des déceptions : « Cette déception ne fut évidemment pas la seule de mes dizaines d’années de relations épisodiques avec Malraux. On ne correspond jamais à l’image que les autres se font de vous » (p. 133). Parfois même les larmes viennent aux yeux : « J’étais trop peinée de voir cet homme que j’admirais patauger lamentablement, pour songer à me défendre…  [Elle évoque une circonstance relative à la déportation où ses yeux se sont mouillés] … cette fois, c’était par une émotion bien différente que mes larmes difficilement retenues étaient provoquées. En cette soirée d’hiver, ce n’était pas sur ma détresse de déportée que je pleurais, mais sur mon image de Malraux » (p. 148). On se souvient qu’une commisération comparable est exprimée par Clara Malraux : « Un peu de pitié me prend de voir où en est réduit cet homme qui voulait que sa vie fût garante de son oeuvre » (La Fin et le commencement, Grasset, 1976, p. 228).

Et puis la litanie des déceptions.

 

Sur les relations avec de Gaulle :

« L’un des sujets de nos préoccupations ou plutôt, de notre étonnement, dans le service, était l’espèce de révérence confite, quasi agenouillée que nourrissait Malraux pour le général de Gaulle » (p. 121).

« … il n’avait pas osé s’aventurer à soumettre [l’idée] à de Gaulle… Aucune des explications que je m’échafaudai n’effaça ma déception… de constater une nouvelle fois la fascination, l’empire même, qu’exerçait de Gaulle sur Malraux » (p. 133).

« … il ne pouvait pas même concevoir l’éventualité de montrer au général de Gaulle qu'il avait tort, fût-ce sur un point qui n’engageait en rien l’avenir historique de la France… Malraux avait refusé l’obstacle » (p. 157).

 

Sur l’Algérie :

« … Malraux, qui s’était tant battu pour la liberté des hommes et des peuples, en paroles, en écrits, mais aussi en actes où sa vie s’était jouée, tombait en léthargie lorsqu’on abordait avec lui la question de l’Algérie » (p. 142).

« On peut s’interroger sur cette indifférence aux aspirations de liberté des Algériens, pour lui qui avait vibré à celles des Chinois, avait défendu celles des Annamites, s’était battu pour la République espagnole, avait pris les armes pour libérer la France » (p. 143-144).

 

Sur l’Indochine :

« C’était comme s’il n’avait jamais posé un pied dans la péninsule » (p. 101).

 

Sur ses talents d’orateur (Brigitte Friang était son attachée de presse) :

« … déçu par la reproduction [de son discours] sur les ondes qui magnifiaient impitoyablement, et parfois jusqu’aux limites du supportable, la forme déclamatoire de ses envolées et rappelait fâcheusement les envolées des politiciens d’avant-guerre » (p. 141).

« Le roulement des vagues successives du déferlement de sa déclamation fascinait comme celui de la mer montante même si, curieusement, une fois retransmis par les ondes ou la pellicule, le ridicule était parfois frisé » (p. 193).

 

Sur sa misogynie :

« … dans ses discours de glorification de cet épisode [de la résistance] il ne leur attribue guère que le rôle classique dérivé de la maternité, celui d’offrir le refuge, d’apporter le réconfort. Quand, dans son hommage à Jean Moulin, Malraux évoque ² la dernière femme morte à Ravensbrück² , ce n’est certes pas pour avoir été arrêtée puis déportée en tant qu’agente de liaison, ou membre d’une équipe de réception de containers jetés du ciel, ou maquisarde ou, bien sûr, radio ou saboteuse parachutée d’Angleterre dans la nuit de l’occupation, c’est ² pour avoir donné l’asile à l’un des nôtres² . Autrement dit, elle n’est pas l’une des ²  nôtres² ... » (pp. 125-126).

« En 1975,… il confiera à Philippe de Gaulle… que ² la femme, c’est essentiellement la chair. Elle est faite pour materner. C’est son rôle² ... » (p. 127).

 

Sur sa faculté d’oubli :

« Il possédait ce don commode et sans doute indispensable aux êtres hors du commun, d’effacer de ses préoccupations ce qui, et surtout ceux qui ne l’intéressaient plus » (pp. 102-103).


Sa propension au mensonge n’échappe pas à Brigitte Friang qui en relève et rectifie quelques uns, notamment celui dit à Jacqueline Baudrier qui le rapportera sur un plateau de télévision lors de la panthéonisation : « il n’hésitera pas à affirmer avoir plaidé la cause de l’indépendance de l’Algérie auprès du général de Gaulle et donc, par là, avoir influé sur sa décision » (p. 145).

 

La relation du projet d’intervention au Bangladesh de 1971 (pp. 158 à 180) que fait Brigitte Friang, adjointe désignée par Malraux, est particulièrement féroce et montre ce dernier irréaliste, couard, pusillanime, incompétent… A lire !

 

Enfin, à deux reprises Friang vilipende la Tour Montparnasse : « l’incongru sérac grotesquement isolé de sa tour géante (et gna-gna-gna, moi aussi, je sais construire un gratte-ciel) » (p. 107) « …son sucre d’orge, ridicule gratte-ciel, lingam esseulé, cheminée d’usine sans usine… » (p. 139), comme si elle ne savait pas que le permis de construire cette horreur avait été accordé fin 1968 avec l’aval de Malraux !

 

Malgré ses critiques accablantes, Brigitte Friang conserve à Malraux son admiration, et la dernière phrase du livre est : « Il était impossible de se déprendre de lui. » Comme pour Malraux face à de Gaulle, il faut admettre que certains ont besoin d’idoles, même si elles sont en plâtre…

 

 

© Jacques Haussy, mars 2004

 

 

S'agissant de la Tour Montparnasse, Malraux, qui l'appelait un "moderne campanile" (preuve une fois de plus de son goût déplorable), a joué un rôle décisif dans sa construction : "Le Conseil général des bâtiments de France, présidé par André Malraux, est favorable à l'opération et réclame même l'accentuation du caractère vertical de la tour. Son rôle est déterminant. [...] Le projet de Maine-Montparnasse prend aussi valeur de symbole dans la mesure où il est soutenu par André Malraux qui joue un rôle important dans l'approbation par le Conseil général des bâtiments de France du projet de la tour." (pp. 264 à 268 de Paris-Ville moderne, Maine-Montparnasse et la Défense 1950-1975, Virginie Lefebvre, Norma, 2003)

 

octobre 2008