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VOICI QUE VIENT L'ÉTÉ, de Clara MALRAUX, Grasset, 1973
Les souvenirs de Clara Malraux, sous le titre général Le bruit de nos pas, ont été publiés de 1963 à 1979 en six tomes, dont Voici que vient l'été est le quatrième. Ils sont un témoignage essentiel, et leur lecture est bien entendu capitale et indispensable pour qui veut connaître le vrai André Malraux.
Ici, il s’agit de la période comprise entre le retour de Saigon en 1926 et le voyage en URSS de 1934. Période essentielle. Celle de la prise de conscience et de l'engagement politiques, de l'écriture et de la publication des romans (L'Espoir excepté), des voyages "marchands", de la rencontre d'André avec Louise de Vilmorin et Josette Clotis, de la naissance de Florence... De plus, Clara fait ici un effort de logique et de chronologie, alors qu'habituellement elle est confuse et désordonnée, ce qu'elle reconnait volontiers et justifie (p. 216) : "Je fausserais plus ce qui fut si je n'évoquais ce qui a été." Un des meilleurs des volumes de souvenirs de Clara, donc.
Le livre suit à peu près l'ordre chronologique, en quatre parties :
I Retour de Saigon - la gêne matérielle - l'aide aux avortements - Pontigny 1928 - les romans... ;
II Grands voyages (1929-1930-1931) ;
III La Galerie - relations conjugales - naissance de Florence - expédition aérienne au Yemen ;
IV Voyage en URSS (1934).
On rencontre tout au long de l'ouvrage les amis du couple (Gide, Groethuysen, Eddy du Perron...) dont il est fait de beaux portraits. Une édition "savante" qui réunirait les 6 volumes devrait proposer bien entendu un index des noms cités, ici indispensable.
Le rapprochement fait entre La Voie royale et Coeur des Ténèbres de Conrad (p. 172) mérite d'être signalé. Le ton sur lequel cet apparentement est proposé laisse supposer que Clara Malraux y croit vraiment. Rappelons que Geoffrey T. Harris, quant à lui (voir TH Harris2), compare La Voie Royale en tant que roman d’aventures au monde de Jules Verne et Robert Louis Stevenson. Ne pourrait-on lui trouver rien en commun avec l'Ulysse de Joyce, donné souvent comme le meilleur roman en anglais du vingtième siècle ? Eh bien si, justement, pourquoi pas le côté déambulatoire !
Deux sujets feront ici l'objet de commentaires : les grands voyages, et les relations d'André avec les femmes, mais, auparavant, quelques citations d'André Malraux recueillies par son épouse :
- Vous êtes exigeante comme toutes les femmes juives (p. 38) ;
- Vous êtes lâche comme une juive (p. 120) ;
- Je rate une première fois, je réussis la seconde (p. 128) ;
- Je mens, puis mes mensonges deviennent réalité (p. 128) ;
- Pour atteindre le public, il est bon que quelque chose de plus que l'œuvre lui soit offert, biographie surprenante, notoriété préalable (p. 70).
Les grands voyages et le trafic d'art du Gandhāra
Onze pages (pp. 128 à 139) sur 287 sont consacrées à ce que Clara appelle "l'histoire des vraies têtes bouddhiques" et qu'il convient plutôt d'appeler "le trafic de pièces d'art du Gandhāra". C'est peu pour un épisode extraordinaire qui assurera leur gloire pour toujours, et va faire que leur nom passera à coup sûr à la postérité, comme celui de Lord Elgin, et bien plus sûrement que toute leur œuvre écrite et tous leurs hauts faits. Peut-être qu'André verra de plus sa renommée assurée en tant qu'imposteur, à l'instar de Harry Flashman (voir Cr Hitchens) ? Ce trafic qui a réussi de façon prodigieuse n'est pourtant signalé qu'allusivement par les bons biographes. Il est même totalement escamoté par Jean Lacouture et par beaucoup d'autres, encore aujourd'hui (Cf. catalogue de l'exposition "Malraux et la modernité" - Réflexions). Les protagonistes sont cependant bien conscients du succès sensationnel de leur équipée : "Je rate une première fois [au Cambodge], je réussis la seconde [en Afghanistan]".
Les historiens scruteront et analyseront ces onze pages. Ils auront du travail : le récit de Clara présente une grande confusion géographique et chronologique. Un exemple pris dès les premières lignes du récit : "Les montagnes qui nous entourent se nomment Himalaya : déjà l'an dernier, nous les avons abordées par un autre côté, par Darjeeling..." Nous sommes à Srinagar, en 1931, indique-t-elle. "de l'autre côté" est donc malheureux : il fallait dire "à l'autre extrémité de l'Himalaya", à 1500 km à l'est à vol d'oiseau. "l'an dernier" et 1931 sont impossibles : les "têtes gréco-bouddhiques" ont forcément été achetées en 1930 (à Rawalpindi dit-elle. Vraisemblable ? Sans doute) puisqu'elles ont été exposées à Paris début 1931. Darjeeling, qui se trouve au nord de Calcutta, a donc été visité au cours du tour du monde qu'ils ont effectué l'année suivante, en 1931, donc non pas "l'an dernier", mais l'an prochain ! Ajoutons que, étant sur la route de Srinagar à Rawalpindi (170 km environ), elle écrit être soit au Béloutchistan (p. 134), soit au Bengale (p. 129). Faux : c'est le Pendjab ! Elle confond le Shar-Bagh (un ensemble de cénotaphes à la mémoire de rois) à Bundi (200 km au sud de Jaipur), avec le Taj Mahal à Agra (230 km à l'est de Jaipur)(p. 129) ! Accablant...
Une tentative de recoupement avec les écrits de son mari conduit à la même perplexité, puisque, selon André Malraux, le voyage en Afghanistan date de 1929, au lieu de 1931 pour Clara, et 1930 dans la réalité. André et Clara sont arrivés fin juin 1930 à Kaboul par avion en provenance de Moscou. A bord, jusqu'à Douchanbé, était Boris Pilniak selon les Antimémoires. Cet ouvrage, à éviter pour les lecteurs attachés à la vérité historique, est ici plausible : Boris Pilniak, dont le récit L'Année nue a été traduit et publié chez Gallimard avec grand succès en 1926, a bien été envoyé au Tadjikistan par les Izvestia en 1930. Clara connait bien Boris Pilniak puisque, en URSS en 1934, elle se demande (p. 274) pourquoi ils ne l'ont pas rencontré, alors qu'ils ont été présentés à tout ce que le pays compte d'intellectuels. Or, elle ne dit rien de la présence de Pilniak à bord de leur avion...
Les femmes
L'année 1933 a été particulière dans la vie amoureuse d'André Malraux. Son succès littéraire lui vaut l'attention de nombreuses femmes, "celles qu'André appelle les grenouilles de grands hommes" (p. 207). Louise Vilmorin, dont "Au début, je [Clara] fus amoureuse de tant de légèreté élégante" (p. 208). Et Josette Clotis, dont il est fait un portrait haineux : "...celle qui est venue à Paris avec, sur un beau papier, la liste de ceux quelle pense pouvoir “tomber”." "...celle qui avait préparé en province, ses assauts sur les notoriétés parisiennes - et qui réussit son coup" (p. 208). Clara a ses raisons pour haïr Josette : c'est bien cette dernière qui a insisté pour qu'André divorce, la mettant en danger de mort avec sa fille. De plus, cette liste semble avoir existé. On lui attribue en tous cas de nombreux succès dans les milieux littéraires : outre André Malraux, Henri Pourrat, Emmanuel Berl, Gaston Gallimard et son neveu Michel, Drieu La Rochelle... Il est vrai que les conquêtes de Louise de Vilmorin sont, elles, innombrables, dont certaines communes avec Josette, comme Gaston Gallimard, et André bien entendu.
Ces évènements confus et embrouillés sont l'occasion de tenter de donner des précisions chronologiques.
Constatons d'abord que Curtis Cate comme toujours est une référence pour sa clarté et sa fiabilité. Il est toutefois pris en défaut sur la date de l'attribution du prix Goncourt, qu'il fixe au 7 novembre au lieu du 7 décembre. Un lapsus sans aucun doute. Pour Jean Lacouture c'est le 1er décembre. Olivier Todd est excellent sur ce sujet (p. 137) : il donne le détail des tractations, les votes aux différents tours de scrutin... Parfait.
La visite à Trotski à Saint-Palais aurait eu lieu le 26 juillet selon Jean Lacouture. Impossible. Léon Trotski a débarqué à Cassis le 24 juillet et André et Clara étaient en croisière au Cap Nord du 19 juillet au 10 août. Une fois encore il est vérifié que Jean Lacouture est dépassé et à proscrire, quoi qu'il en pense lui-même (voir Di Les ignorants).
Et voici le moment où va être révélé quand et où les protagonistes ont couché ensemble pour la première fois. Roulements de tambourrrrrrr :
avec Louise de Vilmorin, mi-août (pas mieux), à l'hôtel du Pont-Royal ;
avec Josette Clotis, le 18 décembre, à l'hôtel d'Orsay.
Notez ces dates car vous ne les trouverez ni dans Lacouture, lequel pense que la sexualité n'a pas sa place dans une biographie (c'est bon pour "des fouilleurs de corbeilles" - on le vérifiera aussi pour Mauriac par exemple), ni dans Todd, qui aborde timidement le sujet, mais dans lequel le prénom de Louise n'apparait même pas dans l'index des noms cités (mais y figurent par contre ceux de André, Monique, Sophie et Sosthène de Vilmorin. Va comprendre !)
A noter la liberté non-conformiste d'une quinzaine de jours qu'André et Clara se sont accordés réciproquement début décembre, pour André avec Louise de Vilmorin, pour Clara avec un jeune juif palestinien à Haïfa. L'histoire que raconte Clara à sa façon (p. 210) est fort bien décrite par Cate. André est allé l'attendre au bateau du retour à Marseille le lendemain de sa nuit avec Josette, alors que, ayant appris la relation simultanée de Louise avec un beau journaliste allemand, Friedrich Sieburg, il avait rompu avec elle. Il avouera dans le train que "la jeune provinciale porteuse d'une liste de grands hommes atteignables s'était avec efficacité jetée à sa tête". Ce qu'il n'avoue pas c'est qu'il la courtise depuis plusieurs mois, qu'il l'invite régulièrement au restaurant et lui envoie des mots tendres : "C'est lui, toujours, qui prend l'initiative de leurs rencontres" selon Suzanne Chantal (p. 49).
Il y aurait encore beaucoup à retenir de Voici que vient l'été, encore une fois un des meilleurs des volumes de souvenirs de Clara. Deux prochains articles destinés à la publication en revues tireront d'ailleurs une grande partie de leurs informations de ce tome IV de Le Bruit de nos pas.
© Jacques Haussy, avril 2010
Le texte suivant était destiné au chapitre "Réflexions" du site. Sa longueur incite à le placer plutôt ici, en attendant un compte-rendu de lecture de Clara Malraux « Nous avons été deux » (Dominique Bona, Grasset, 2010).
Parmi les dernières parutions un "Clara Malraux" par Dominique Bona connait parait-il un grand succès. J'attendrai qu'on me l'offre. En effet, ce que j'en ai lu en le feuilletant, et indirectement par les critiques élogieuses (Le Monde du 22 janvier notamment - Dans Le Canard enchaîné du 31 mars, l'article de Bernard Thomas est inepte et farci d'erreurs) ne m'a pas incité à le lire, car il semble partir du postulat que Clara n'a vécu que par, pour, et grâce à André, ce qui est totalement erroné.
J'ai laissé le 21 février 2010 sur le blog de Pierre Assouline, titré ce jour-là (16 février) "Malraux l'éternelle épouse", le commentaire suivant :
Les
admirateurs d’André Malraux ont toujours traité Clara avec
condescendance, voire mépris, car elle a dit la vérité sur leur
idole. Passons sur la “disgrâce physique” (!) Mais, “tôt
abandonnée” par le Grand Homme elle n’aurait plus été alors
qu’une “une immense attente insatisfaite” selon Assouline, qui
ajoute : “Elle n’a vécu que par rapport à lui, qu’il se
tînt à ses côtés ou qu’il la tînt à distance. La situation
est assez pathétique. Tôt abandonnée, elle n’abandonna jamais :
la rancœur est un moteur.” Et si c’était elle qui l’avait
quitté et lui qui en avait été bouleversé ? Et si cette
appréciation devait être exactement inversée ? En effet, elle le
trompe dès 1924 mais a le tort de lui raconter en vertu de leur
accord de liberté réciproque initial. Il est catastrophé et en
conçoit une rancœur pathétique. Et il lui en voudra toute sa vie.
Voilà la réalité de leurs rapports.
Elle s’est très bien
passée de lui. Jean Duvignaud qu’elle épouse en 1950 c’est un
rogaton ? Les traductions de l’anglais (Virginia Woolf, Iris
Murdoch) et de l’allemand (Kafka), c’est quantité négligeable ?
Ses romans, ses souvenirs, c’est nul ?
Les malrauxlâtres
en voudront toujours à Clara d’avoir dit à quel point leur grand
homme pouvait être décevant. D’avoir écrit cette phrase par
exemple : « Un peu de pitié me prend de voir où en est réduit
cet homme qui voulait que sa vie fût garante de son œuvre »
(La Fin et le commencement,
Grasset, 1976, p. 228).
L'index du Malraux d'Olivier Todd doit être complété par :
Vilmorin, Louise de : 144-145, 521-524, 345-346, 588-591.
Petite plaisanterie : les hommes célèbres sont tiraillés entre les Claras et les Carlas (les épouses légitimes et les "grenouilles de grands hommes").
J'ai lu le Dominique Bona. Je n'ai pas pris de notes : les bras me sont tombés des épaules dès les premières pages. En effet, outre le parti-pris dénoncé ci-dessus, l'auteur, qui a rédigé en fait une biographie d'André Malraux puisque, pour elle, l'intéressant dans la vie de Clara Malraux est la vie de son mari, a pris ses informations dans... Pierre Galante ! C'est-à-dire ce qui s'est fait de plus hagiographique, erroné et racoleur en matière de biographie d'André Malraux. D'où des bouffonneries comme celle-ci (p. 358) : "Comment cet écrivain, engagé de la dernière heure [...] s'est-il imposé d'emblée - en moins de trois mois - à des chefs de maquis, qui sont pour la plupart de fortes têtes, peu faciles à amadouer et peu enclins à partager leur autorité ?" Accablant ! Heureusement, de temps en temps une belle bourde vient égayer la lecture. Exemple (p. 217) : "Ils franchissent la passe de Khyber vers l'Inde. Puis c'est Peshawar, le Cachemire. Cette fois, ils voient le Caucase." (5 juin 2010)
S'agissant de Friedrich Sieburg, rival d'André Malraux auprès de Louise de Vilmorin en 1933, il peut être utile de préciser que, correspondant à Paris de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, "le beau Frédéric" fut surtout un agent d'influence nazi en France. (9 avril 2011)