Malraux

Malraux, de Curtis Cate, Flammarion, 1994

 

 

La crainte était grande (voir Etiemble sur ce site) de se voir exposé au délire hagiographique habituel à l’occasion de la parution en Pléiade des écrits sur l’art. Crainte fondée avec la revue Lire de novembre qui consacre dix pages à l’événement, dont des extraits de ces écrits et un entretien inédit avec Radio Haïti en 1975. On retiendra de ce dernier une formule à ajouter au bêtisier Malraux déjà surabondant : « … il n’y a pas de jazz et il ne pourrait y en avoir en Afrique. »

A retenir aussi l’article stupide de Jérôme Serri, lequel écrit : « Pour la première fois ces textes bénéficient d’un appareil critique qui devrait faciliter leur compréhension et mettre un terme au procès que continuent de leur faire les spécialistes de l’histoire de l’art qui, depuis plus de cinquante ans, les maintiennent sous le boisseau. » C’est assez dire que, sans un copieux appareil critique, ces écrits sont incompréhensibles par les lecteurs ordinaires, dans la mesure où les énumérations d’artistes, d’œuvres ou de lieux exotiques ne sont pas seulement ornementales. Cependant les « spécialistes de l’histoire de l'art » censeurs (?!) n’en deviendront pas pour autant des admirateurs du « Malraux écrivain d’Art ».

Monsieur Serri écrit aussi : « Jean Lacouture, de loin son meilleur biographe ». On a déjà dit ce qu’il fallait penser de cette assertion (voir Inde sur ce site). Toutefois, l’occasion est bonne pour relire Curtis Cate.

 

Curtis Cate

Curtis Cate, né aux états-Unis en 1924, a un avantage sur Lacouture, Todd et autres : il n’est pas de la paroisse (voir Vizinczey), ce qui lui permet le détachement et la hauteur de vues dont ses confrères français répugnent à faire preuve devant le grand homme national. Revers de la médaille : il ne dispose pas de la notoriété et de l’exposition dans les médias dont bénéficient ces derniers, surtout lorsqu’ils sont journalistes et peuvent prétendre aux connivences et aux renvois d’ascenseurs, aux articles élogieux et aux hommages des Serri des journaux et magazines, qui font les ventes en librairies. Il a sans doute pensé à cet écueil lorsqu’il a reproduit cet extrait (p. 494) d’une lettre de Louise de Vilmorin à Diana Cooper, lors de la parution des Antimémoires, en octobre 1967 : « Je m’aperçois simplement que les pensées, les idées ne deviennent importantes que si quelqu’un d’important les exprime. Et mon Dédé est quelqu’un d’important. »

Cette biographie est de lecture agréable. Elle est synthétique sans être sèche, avec une chronologie très claire, des notes judicieuses et faciles à utiliser - à cet égard il faut souligner combien l’appareil de notes du livre d’Olivier Todd est d’utilisation pénible et indigne d’un grand éditeur comme Gallimard.

Un ouvrage très vivant grâce à la présence d’anecdotes révélatrices bien choisies, comme celle-ci, datée de 1936 : Malraux ayant été vu se promenant bras-dessus bras-dessous à Madrid avec une nouvelle compagne, Josette Clotis, Alix Guillain demande à Janine Bouissounouse (p. 285) :

« Comment est-elle ?

- Très belle, très affectée, très élégante.

- Ah, dit Alix Guillain, Groet dit toujours : " Méfions-nous pour André de la femme élégante, elle flattera sa vanité." … »

Curtis Cate fait souvent référence d’ailleurs aux souvenirs de Janine Bouissounouse : voilà encore un livre à lire ! (La Nuit d’Autun - Le temps des Illusions, Calmann-Lévy, 1977).

 

Cependant, malgré ses qualités, et bien qu’elle reste la meilleure biographie de Malraux parue à ce jour, comme le dit Curtis Cate dans sa préface : « aucune biographie, si riche et bien documentée qu’elle soit, ne peut être considérée comme définitive. » Qu’est-ce qui a déjà vieilli dans cet ouvrage ?

D’abord, de la même manière que Cate cite une douzaine de mémoires et de témoignages parus en vingt ans depuis la publication de Jean Lacouture, ici il faut mentionner, dans les dix dernières années, le livre d’Olivier Todd au premier chef et ses révélations, sur l’usurpation de décorations par exemple. Et puis les ouvrages sur l’Espagne et la Résistance de Coustellier, Gisclon, Penaud (pourtant ces deux derniers parus en 1986, mais non utilisés. Aussi celui de Penaud sur le train de Neuvic paru en 2001)…

La Guerre d’Espagne est assez bien traitée, et bien expliqué le concours de circonstances qui a conduit Malraux à la responsabilité d’une unité d’aviateurs mercenaires. Les critiques de Cisneros, Gisclon et autres sont cependant passées sous silence.

Les épisodes Résistance et Brigade Alsace-Lorraine font la part trop belle aux hagiographes, notamment Léon Mercadet, mais les libérateurs de Strasbourg sont bien identifiés. L’hostilité envers Malraux de la plupart des groupes de Résistance, malgré le - ou à cause du - chantage aux parachutages, est sous-estimée. Comme dans le livre de Mercadet, le rôle de la « Brigade » dans l’ensemble des opérations est mal décrit et sur-valorisé.

Une place excessive est faite aux Antimémoires, comme s’il s’agissait d’un témoignage. Ainsi du récit de la rencontre avec de Gaulle (pp. 434-436), entièrement tiré du livre, et donc entièrement inventé.

S’agissant des notes, préoccupation peut-être tatillonne, on regrette souvent leur absence, comme par exemple lorsqu’on lit (p. 503) : « Malraux fut franchement choqué par le voyage que Charles de Gaulle fit en juin [1970] dans le pays de Francisco Franco… » Choqué vraiment ? On voudrait pouvoir en être sûr : aucun commentaire n’accompagne en effet l’annonce à Malraux de ce voyage par de Gaulle dans Les Chênes qu’on abat, et il est beaucoup de circonstances montrant que Malraux avait passé l’Espagne (comme l’Indochine…) par pertes et profits (l’interdiction en 1968 de la pièce de théâtre La Passion du Général Franco par exemple - voir Censure sur ce site).

 

Un livre passionnant malgré tout donc, qui aide à faire attendre la prochaine grande biographie d’André Malraux.

 

 

© Jacques Haussy, novembre 2004