LE SIECLE DES INTELLECTUELS de Michel WINOCK

LE SIECLE DES INTELLECTUELS de Michel WINOCK, Éditions du Seuil, 1997,1999

 

 

Dans un livre consacré à « la description des affrontements politiques qui ont opposé des écrivains, des philosophes, des artistes, des scientifiques… » au cours du XXème siècle, on n’est pas surpris de trouver en bonne place André Malraux, lui dont la vie a été faite d’engagements politiques, dans des camps opposés, mais toujours dans celui de l’ordre, et toujours à la poursuite des avantages moraux et matériels y afférant. On est surpris en revanche de ne pas trouver un chapitre sur Malraux en ministre où il a atteint le stade ultime de l’engagement de l’intellectuel : l’arrivée au pouvoir. Son action n’aurait-elle pas été conforme à la haute stature de l’écrivain ? Il est vrai que d’avoir participé à des gouvernements qui, entre autres indignités, ont couvert ou usé de la pratique de la censure, de la torture, des tribunaux d’exception, des exécutions sommaires, des déplacements massifs de population, et qui ont abandonné leurs supplétifs algériens aux massacres - 100 000 morts ! - n’est pas de nature à redorer le blason d’une caste intellectuelle qui s’est particulièrement déconsidérée dans le siècle. Pas un mot non plus de son activité de trafiquant d’objets archéologiques, d’art khmer et du Gandhara. Et surtout, pas un mot de la mise au Panthéon, où Malraux est pourtant « l’écrivain du XXème siècle comme Voltaire et Rousseau, ou Hugo et Zola ceux des siècles précédents » (panneau officiel du caveau), c’est-à-dire, selon la classe politico-littéraire à qui il doit ces honneurs, l‘intellectuel le plus représentatif et exemplaire de son siècle.

 

Malraux en Espagne

Le chapitre consacré à notre héros est intitulé « Malraux en Espagne ». De fait, cet épisode est celui qui a porté sa réputation à son apogée. C’est aussi celui où Malraux entretient avec le plus d’éclat et d’efficacité la figure mythique qu’il s’est construite en prétendant avoir participé aux évènements de Canton et Shanghai servant de toile de fond aux Conquérants et à La Condition humaine, ou en se lançant à grands risques supposés (« cinquante chances sur cent d‘y laisser sa peau » selon ses dires) dans l’aventure médiatique « Reine de Saba ». Pour Michel Winock, pas un mot de ces mystifications d’avant 1936, et Malraux est simplement à cette époque « désigné par la critique comme un des meilleurs écrivains français ».

L’aventure espagnole n’est pas non plus exempte de manipulations de la vérité auxquelles Winock sacrifie sans ciller. Quelques exemples :

- Malraux comprend tout de suite qu’il faut aux républicains une aviation sans plus attendre… La légende veut en effet qu’il ait pour ainsi dire inventé l’aviation républicaine. Pourtant, José Giral dans son télégramme mentionné du 19 juillet à Léon Blum réclamait des avions.

- son rôle et son indéniable apport seront de leur offrir une première résistance aérienne…

L’aviation républicaine disposait déjà d’environ 200 appareils au début de l’insurrection.

-  « …en partie grâce à l’escadrille, on a quand même réussi à arrêter les fascistes qui sont restés ensuite pendant trois ans aux portes de Madrid… » Les « fascistes » n’ont nullement été arrêtés, et s’ils ne se sont présentés devant Madrid que début novembre, c’est pour d’autres raisons. Il s’agit ici d’une citation de Julien Segnaire/Paul Nothomb, faux-témoin, car il n’était pas présent à Medellin, et il est intéressé à la perpétuation du mythe pour vendre ses propres ouvrages sur la période.

Les exemples de manipulation pourraient ainsi être multipliés. Regrettons aussi que la citation du général en chef de l’aviation républicaine Ignacio Hidalgo de Cisneros ait été tronquée. On aurait pu lire ainsi plus loin : « …Quant à l’équipe qu’il amena avec lui… loin d’être une aide ils furent une charge. A plusieurs reprises je demandai leur licenciement, mais le gouvernement s’y opposa, prétextant de la mauvaise impression que cela causerait en France… » Winock oublie en effet de dire que Malraux a créé cette escadrille grâce à ses amis ministres Pierre Cot et Léo Lagrange du gouvernement de Front populaire : il a détourné une fraction des avions destinés aux républicains et leur a imposé la création de son unité. Il oublie de dire que « l’écrivain combattant » André Malraux était d’une incompétence totale, non seulement en toute matière ayant trait à l’aviation, mais en toute matière militaire : il était réformé définitif.

Quand il se lance dans le commentaire ou l’analyse Michel Winock n’est pas plus heureux : où a-t-il vu que « Sa pente naturelle le porte plutôt vers Durutti… et l’anarchisme » (p. 352) et que « la position de Malraux est sans doute plus proche de l’anarchisme que du communisme » (p. 353) ? Sa « pente naturelle » a été toute sa vie vers l’ordre comme l’a montré Geoffrey T. Harris (De l’Indochine au R.P.F. Une continuité politique. Les romans d’André Malraux, Editions Paratexte, Toronto, 1990).

 

Jacques Prévert ?

Cette façon contestable de parler de Malraux - et on pourrait mentionner aussi la période 39-45 où Winock, par exemple, prend pour argent comptant (p. 426) la première phrase des Antimémoires : «  Je me suis évadé, en 1940, avec le futur aumônier du Vercors » ; il ne s’est pas « évadé » car il n’était pas gardé, et il est parti tout seul ! - fait douter du sérieux de tout le livre. D’autant que, par exemple, n’est quasiment pas cité le nom de Pierre Bourdieu, dont le rôle et l’action dans la dernière dizaine d‘années du siècle ont été si importants. Pas cité non plus (en fait si, une fois, p. 598, dans une liste de pétitionnaires vers 1950) le nom de Jacques Prévert. Pourtant ses textes contestataires donnés au Groupe Octobre et dits devant des assemblées d’ouvriers dans les années 1930, voilà une action originale et intéressante ! Mais peut-être que Prévert ne peut pas être considéré comme un intellectuel : trop populaire ! Je me permettrai toutefois de citer quelques lignes de La Crosse en l’air qui me semblent plus efficaces et plus vibrantes que tout L’Espoir sur la Guerre d’Espagne. C’est l’oiseau de la jeunesse qui parle :

j’ai vu

la première neige sur Madrid

la première neige sur un décor de suie de cendres et de sang

et j’ai revu celle qui était si belle

la jolie fille du printemps

elle était debout au milieu de l’hiver

elle tenait à la main une cartouche de dynamite

ses espadrilles prenaient l’eau

le soleil qu’elle portait sur l’oreille

était d’un rouge éclatant

c’était la fleur de la guerre civile

la fleur vivante comme un sourire

la fleur rouge de la liberté

 

© Jacques Haussy, janvier 2002