La nuit d

La nuit d’autun - Le temps des illusions, de Janine BOUISSOUNOUSE, Calmann-Lévy, 1977

 

 

La biographie de Curtis Cate m’a conduit (Voir Cate sur ce site) à la lecture, autrement fort improbable, de ce livre. Improbable car, par exemple, si Olivier Todd le cite dans sa « Bibliographie sélective », le nom de l’auteur ne figure pas dans l’ « Index des principaux noms cités », alors qu’on y trouve des noms aussi inattendus que Brigitte Bardot (2 occurrences) ou Jacques Chazot.

Janine Bouissounouse (1903-1978), qu’un site Internet américain appelle « a left-wing Sorbonne intellectual », est une personne qui gagne à être connue. Côtoyant tour à tour les milieux du cinéma d’avant-garde (elle a été assistante d’Alberto Cavalcanti), de l’édition, du journalisme, de la diplomatie (son mari, Louis Héron de Villefosse, « capitaine de vaisseau », était représentant français à la commission alliée à Rome en 1945), elle a eu une vie passionnante. Son œuvre - une vingtaine de notices à la BnF - est fort éclectique, avec des romans, des livres historiques (Marie Stuart, Julie de Lespinasse, Condorcet…), des documents-témoignages, des préfaces - l’une d’elles à un roman turc Zeyneb için, traduit en français par Le prisonnier d’Ankara, de Suat Derviş, lui permet de figurer dans de nombreux sites turcs, et pas seulement sur pandora.com.tr (équivalant à electre.com en France). Un autre de ses livres, écrit avec Louis de Villefosse, L'opposition à Napoléon, traduit en anglais par The scourge of the Eagle: Napoleon and the liberal opposition, lui vaut la présence sur de nombreux sites anglophones. De ses multiples rencontres racontées dans La Nuit d’Autun on peut retenir celles avec Georges Politzer, Eisenstein, Paul Eluard, Montherlant…

 

André Malraux

Ici nous intéressent bien sûr les rencontres avec André Malraux. La première était en 1930 (pp. 49-50):

J’avais lu La Tentation de l’Occident et Les Conquérants que j’admirais ; j’avais entendu André Breton parler du procès d’Indochine et j’étais à la fois curieuse et intimidée d’approcher cet homme dont il était tellement question autour de moi. Je me trouvai devant quelqu’un de parfaitement simple, attentif et souriant.

Quand je regarde ses récentes photographies, quand je le vois à la télévision, je doute que ce soit lui. Qu’y a-t-il de commun entre ce personnage officiel et celui que j’ai connu ? On a beaucoup écrit sur ses métamorphoses et on écrira encore. Je me contenterai d’évoquer ce Malraux des années trente, mince, nerveux romantique, fascinant, et de rapporter certains de ses propos.

On voit bien ici quel rôle la « notoriété préalable » ( voir Lottman et Cau sur ce site), acquise avec l’affaire du procès en Indochine, joue dans la fascination qu’il exercait. Il ne manquait d’ailleurs pas de l’entretenir (p. 52) : Il me racontait son expédition au Cambodge, sa marche à travers la forêt suivant un chemin qui l’obligeait à traverser des zones dissidentes, sa découverte de temples khmers, sa redescente vers Pnom Penh, son arrestation, son procès, sa condamnation… c’était de l’inédit pour moi, j’étais émerveillée par la richesse de cette jeune vie, pas tellement plus longue que la mienne. Et que ses récits soient douteux n’y changeait rien (p. 51) : Qu’importe qu’il m’ait souvent menti, qu’il n’ait jamais étudié le sanscrit à Oxford où il prétendait être resté dix-huit mois, qu’il se soit servi avec moi du compliment employé sans doute avec toutes celles qu’il voulait impressionner : « Vous êtes la femme la plus intelligente que je connaisse ».

D’un tel aveuglement volontaire on ne peut donc espérer des vues originales sur Malraux, sinon de façon incidente, comme lorsqu’il est raconté (p. 84) qu’en avril 1936, au retour d’un voyage en URSS : Lui, déclarait-il, si la guerre éclatait, il s’enrôlerait dans l’armée soviétique sans le crier, sans même écrire sur sa décision.

Des opinions critiques sont cependant rapportées (p. 75) :

Malraux n’avait pas que des amis et des admirateurs. Il inspirait à beaucoup, je ne parle pas de ses adversaires, une jalousie haineuse. Un jour qu’il était question de lui à l’imprimerie des Nouvelles littéraires auxquelles je collaborais maintenant, Maurice Martin du Gard, doux et perfide, me confia :

- Pour Valéry, Malraux est le personnage le plus louche de la littérature française.

Frédéric Lefèvre parla de « faux mystère », de « goût de la publicité » et décréta qu’il recevait bien volontiers les journalistes pour ensuite s’en plaindre. Martin du Gard insista : Malraux voulait en toutes circonstances se mettre en avant, attirer l’attention sur lui, éclipser les autres. Je n’y tins plus :

- André Malraux est mon meilleur ami. Ça suffit.

Aussi l’opinion de Ramon Fernandez (p. 92) :

Malraux me paraît manquer absolument de sensualité. Il gèlerait à pierre fendre que je ne pourrais pas croire qu’il ait froid, et l’imaginez-vous allongé dans l’herbe ? Je m’incline devant l’artiste, le poète, le créateur de mythes, mais je doute de son intelligence philosophique.

Enfin le témoignage de René-Louis Doyon qui l’avait employé naguère (p. 261) :

… il ne faut pas oublier que c’est moi qui lui ai mis le pied à l’étrier, c’est moi qui ai publié son premier article dans ma revue La Connaissance.

Un livre très riche, agréable à lire, d’un auteur qui mériterait sans aucun doute d’être mieux connu - disons au moins autant que Françoise Giroud, par exemple.

 

 

© Jacques Haussy, décembre 2004