PAROLE DE FEMME

PAROLE DE FEMME, de Annie LECLERC, Grasset-Fasquelle, 1974

 

 

Annie Leclerc est une féministe singulière : non pas une sorte de syndicaliste de la gent féminine revendiquant pour elles des avantages, à l’instar de Madame Mossuz-Lavau réclamant la parité hommes-femmes en politique, mais une philosophe fustigeant les valeurs « viriles » et exaltant la libération et la vie. Voici un extrait de son analyse des dits et écrits de Malraux (pp. 32 à 37). Notons qu’il n’y est dit mot de l’attitude du grand homme envers les femmes dans sa vie. Il y aurait pourtant beaucoup à dire !

 

Cela dit, il n'y a pas qu'au cinéma que l'héroïsme paye. La fortune d'un Saint-Exupéry, mieux encore celle, indestructible, d'un Malraux, lui doivent tout.

L'emphatique Malraux (la discrétion n'est pas son fort) n'a jamais fait que s'emparer de ce qu'on connaissait depuis longtemps, le lien nécessaire entre l'héroïsme et la mort, pour en faire le thème affiché, garanti grandiose, de sa prose. Il le clame, le déclame, le proclame, le décline et le conjugue, comme si lui enfin, Malraux, avait découvert de quel bois on fait la flûte des héros.

Mais avec lui, au moins, on ne risque pas de s'égarer sur les sentiers de l'interprétation. Tout est marqué. Noir sur blanc. C'est dit dès le début de son œuvre et ça se répète pareil pendant des centaines et des centaines de pages.

Or il n'y a rien de moins inventif dans le monde des valeurs, de plus répétitif, que la pensée de Malraux.

Stérile complaisance, triste enthousiasme, que ceux d'une jeunesse bouleversée par l'exhibition outrancière des valeurs les plus conventionnelles. […]

Le héros, c'est moi-je, le plus longtemps possible. Ma marque, ma mainmise, ma possession éternisée.

 

Alors quoi? Faudra-t-il indéfiniment acquiescer au mot d'ordre de la grandeur humaine : posséder, envers et contre tout?

Faudra-t-il ne jamais considérer la vie autrement qu'à travers le regard de haine jeté sur la mort, cette implacable, cette ironique voleuse?

La mort, une défaite? Et monstrueuse, encore?

Mais qui donc se fait juge de la monstruosité de la mort? Comment, au nom de quoi, nous qui sommes mortels pouvons-nous qualifier la mort de monstrueuse? Et il y aurait de la grandeur là-dedans?

C'est la vie elle-même qui leur apparaît comme une monstruosité, ils la haïssent, et ils se forgent une image véritablement monstrueuse de la vie, une sorte d'empire fabuleux où il n'y aurait pas de mort. Mais ces héros ne sont que des profanateurs de vie, de misérables pantins, les bouffons grotesques de leurs monstrueuses chimères.

Voilà ce que c'est, le héros, un raté de la vie, un impuissant de la vie et qui se venge, volant, asservissant, pillant et insultant tout ce qui vit. Le courage est chez lui l'ensemble de ce qui est requis pour bafouer la vie. Les monstres ne sont jamais seulement des monstres; ils vivent. Seul le héros est un monstre qui joue la vie contre la vie.

Mais d'où vient-il, ce monstre? Qui apporte de l'eau à son moulin, qui le soutient, qui le pare et l'ennoblit? Toujours le même, le penseur, le logomachiniste.

Écoutez-le pour une fois d'une oreille saine. Il dit que la vie est absurde. La vie absurde! Tout ça parce que sa raison ne parvient pas à en rendre compte. Et il soumet la vie à l'examen et au jugement de sa raison imbécile. Et il ne lui vient pas à l'idée, c'est pourtant simple, qu'il doit y avoir quelque chose de détraqué, de monstrueux dans sa raison pour énoncer de pareilles absurdités!

Ainsi, la question : la vie vaut-elle ou ne vaut-elle pas la peine d'être vécue, n'est pas la plus profonde des questions de l'homme, la question des questions, c'est l'expression la plus profondément bête, et comme son image indépassable, d'une pensée corrompue de raison.

Comme si quelque chose pouvait valoir hors de la vie; et permettre hors de la vie d'apprécier la vie...

Comme si la pensée, que la vie seule rend possible, pouvait avoir d'autre tâche que de servir la vie.

Il n'y a qu'une juste pensée, la pensée vive, celle qui sait attiser le feu étouffé de la vie, et semer la révolte contre les empoisonneurs, les pillards et les profanateurs de vie.

Faire la révolution, c'est bien dire, oui. Mais c'est encore trop peu dire. Que le glas des prestigieux possédants sonne aussi celui de leurs valeurs de charognards qui ont contaminé la terre entière.

 

Et sait-on bien encore ce qu'est le révolutionnaire hors de la dimension habituelle du héros?

Lorsque le cinéma met en scène un révolutionnaire (ou Malraux d'ailleurs sur la scène de ses romans), il le convertit immédiatement en héros. Et c'est en effet par qu'il emporte l'approbation unanime des spectateurs bourgeois, chatouillés dans leur immuable sentiment de la grandeur. Le héros n'est plus que secondairement, voire accidentellement, révolutionnaire. Ce qui compte et ce qui passe au premier plan, c'est qu'il s'agit de quelqu'un qui se bat pour donner un sens à sa vie, et pour qui la révolution n'est que moyen.

Ce qui importe alors dans le héros révolutionnaire, ce n'est pas contre quoi il se bat, c'est son combat à lui, sa valeur à lui, sa force à lui.

Ce qui inonde l'écran, c'est seulement le courage du héros, les défaillances et les triomphes de ce courage.

Qu'il soit croisé, nazi, bandit de grand chemin, flic ou révolutionnaire, c'est toujours la même salade exhibée. Le courage du héros.

Et le courage ne vaut rien en lui-même. Rien de rien. Le courage n'est pas beau. Le courage n'est pas grand.

Il est même misérable, haïssable, bouffi d'enflures morbides, quand il s'applique à soumettre, opprimer, réprimer tout ce qui vit.

Et il n'est rien d'autre que cette douleur, cette dure violence que l'on se fait à soi-même, quand il faut passer par lui dans le combat contre l'oppression.

 

Non, c'est fini. Les mascarades du héros me font pitié. Et rire, ses mines d'importance, ses figures tragiques. Qu'il ne compte pas sur moi pour l'aider, comme il le demande, comme il l'exige, dans l'accomplissement de son règne. Le règne de la grandeur humaine. Parce que je m'en moque.

 

 

Jacques Haussy, décembre 2005