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ANDRÉ MALRAUX ET LES FEMMES
En
tentant de répondre à la question de Sainte-Beuve
: "Comment se comportait-il sur l’article des femmes..."
je me suis engagé dans une entreprise difficile et exigeante.
La
méthode de Sainte-Beuve consiste à expliquer les œuvres par la
biographie des écrivains. Je l'ai déjà utilisée dans un article à
paraître, où j'éclaire certains actes et ouvrages d'André Malraux
par son besoin d'argent. Cette méthode a été contestée avec
pertinence par Marcel Proust dans son essai Contre
Sainte-Beuve. Or,
Malraux lui-même a toujours prétendu que sa vie était garante de
son œuvre. Il entendait par sa "vie", ses exploits publics
réels ou supposés et ses engagements feints ou intéressés. Sa vie
"privée" devait rester cachée et ignorée, "un
misérable tas de secrets". Pourquoi ? Il y aurait d'un
côté l'image qu'il voulait donner de lui-même et de l'autre ses
actes réels, et il serait interdit de lever le voile ? Plus
pour Malraux que pour quiconque Sainte-Beuve aurait eu raison
d'exiger de tout savoir sur un écrivain. Au demeurant, Jean-François
Revel renvoie dos à dos Sainte-Beuve et Proust : "La thèse
de Proust sur la création littéraire est le retournement exact de
celle de Sainte-Beuve, et elle est du même niveau." (Sur
Proust (1960), Bouquins
Robert Laffont, 1997, p. 391).
Malraux
et les femmes donc, ou plus précisément, Malraux et la sexualité.
Vaste programme ! Sujet envisagé d'abord dans le cadre d'un article,
mais qui s'est vite révélé nécessiter le format d'un livre. Il va
me falloir relire presque toute l’œuvre du grand homme, les Écrits
sur l'art exceptés peut-être - encore que sa misogynie l'a
conduit à glisser ça et là des remarques sur l'absence supposée
de sens artistique des femmes... Il va me falloir essayer de lire
aussi tout ce qui a été publié sur le sujet, et ce n'est pas le
plus agréable. Deux exemples, plus un sur un livre ouvert "pour voir".
Les
personnages féminins
A
propos des femmes dans les romans, je trouve un article de Martine de
Courcel titré "Ses personnages féminins" (André
Malraux, L'Herne, 1982).
Pile dans le sujet. Je me précipite donc pour le relire (je l'avais
lu naguère, et l'ai même cité dans Malraux grand homme ?)
Déception ! L'auteur commence par écrire "Ses romans ont tous
été publiés avant la Seconde Guerre mondiale..." et plus loin
"...les romans de Malraux qui furent écrits, ne l'oublions pas,
entre 1928 et 1933..." Outre que les deux assertions sont
fausses, puisque la publication des romans s'étale de 1928 à 1943,
elles inquiètent s'agissant du sujet de l'article : au sens de
Roland Barthes dans S/Z, les "personnages" féminins de ses
6 romans sont trois et trois seulement, de plus plutôt secondaires,
dont un dans Le Temps du Mépris paru en 1935 ! Il s'agit
d'Anna Kassner. En fait, plus loin l'auteur n'oubliera pas ce
personnage. Ouf ! Mais, plus étonnant, elle a une thèse selon
laquelle Malraux, avec le temps est devenu... féministe ! Il
placera même, dans la Condition humaine, sous la plume de
Valérie dans une lettre à Ferral, "une déclaration des droits
de la femme, beaucoup plus radicale et réaliste que celle apportée
quinze ans plus tard par le Deuxième Sexe." Ce féminisme
trouverait son apogée dans l'oraison funèbre aux déportées
prononcée à Chartres, dans laquelle "pour la première fois en
parlant des femmes il utilise le mot fraternité", c'est-à-dire
qu'il convient "que les femmes sont aussi des êtres
humains"... On a déjà rencontré ici quelques avis opposés à
ce point de vue (voir TH Friang et Cr Leter).
La
fraternité virile
S'agissant
de "fraternité" on convient volontiers qu'il s'agit d'une
"notion essentielle" dans son œuvre. Elle nécessite même
un examen particulier dans le cadre de mon étude lorsqu'elle est
accolée à l'adjectif "virile". N'y aurait-il pas là en
effet une ambiguïté sexuelle ? De nombreux auteurs (anglo-saxons,
bien entendu, car en France une telle hypothèse est impensable)
l'ont relevé. Par exemple, John Lehmann qui fut l'éditeur
britannique des Noyers de l'Altenburg : "le lecteur
enclin à tirer des conclusions hâtives pourrait déduire de la
«fraternité virile» l'existence d'une
déviation pas seulement intellectuelle vers son propre sexe".
Je recherche donc des études sur le sujet. En voilà une : "André
Malraux ou la quête de la fraternité",
de Vinh Dao (Droz, 1991). Il s'agit de la vulgarisation d'une thèse
de doctorat (1989) de l'université Paris IV. Ici aussi les prémisses
sont surprenantes puisque l'auteur commence par arguer que "[l’œuvre]
ne laisse apparemment deviner aucun fil conducteur..." (p. 9). Plus
loin, au contraire, il remarque : "En lisant les écrits de
Malraux, on ne peut manquer d'être frappé par la persistance avec
laquelle l'auteur revient sans cesse sur la fraternité" (p. 11). Alors,
aucun "dénominateur commun", ou "la fraternité a
fait son apparition chez Malraux bien avant La
Condition humaine et restera
présente bien après L’Espoir" ?
J'ajoute que de nombreuses autres constantes peuvent aussi être
relevées : le destin, la métamorphose... Tous concepts fumeux
et mystificateurs qu'a dénoncés Simone de Beauvoir (voir Cr
Beauvoir), et qui rendent si pénible la lecture de Malraux. Pas
seulement pour moi. Pour John Lehmann par exemple : "...
son insistance continuelle sur les concepts d' « inévitable »
et de « destin » auxquels est toujours réfractaire, je
crois, un esprit anglo-saxon, à cause de la note rhétorique et
sentencieuse qu'ils impliquent". Vinh Dao prend en compte tous
ces concepts avec bonne volonté : "La fraternité face au
destin", "L'humanisme révolutionnaire", "Fraternité
et dignité", "À la recherche de l'homme fondamental",
"La nation fraternelle"... sont quelques uns des noumènes
étudiés dans ce qui constitue une glose de l’œuvre de Malraux.
Un effort d'analyse et de rationalité est cependant fait sur cette
notion de "fraternité" et, comme
pour l'attitude à l'égard des femmes selon Martine de Courcel,
l'auteur relève une évolution : de simple "solidarité
humaine", elle devient au fil des œuvres "fraternité des
aventuriers", première forme de la "fraternité virile",
la seconde étant la "fraternité révolutionnaire". Enfin,
elle est "la fraternité humaine", "la forme la plus
haute de la fraternité" (pp. 49-50).
S'agissant
de la "fraternité virile", on ne peut manquer de relever
une contradiction : alors qu'elle apparait d'abord entre deux
individualités (Garine-narrateur, Claude-Perken, Katow-Hemmelrich),
elle se manifeste ensuite dans la collectivité, selon la préface au
Temps du Mépris :
"L'homme privé de la fraternité virile, retranché de la
collectivité, doit céder la place à l'individu ouvert à la
fraternité, qui puise sa force dans la collectivité..." (p. 207). Par
"la collectivité" il faut entendre ici "les
communistes", mais dans Les
Noyers de l'Altenburg il
s'agit de la fraternité
virile des combattants : "...[Berger] aimait la camaraderie
virile, l'engagement sans retour qu'implique le courage" (p. 265 et N.A. 159).
Alors,
la fraternité virile existe-t-elle entre individualités ou dans la
communauté ? Ne s'agirait-il pas plutôt ici de l'un de ce que
Simone de Beauvoir appelait des flatus
vocis ?
J'ajoute
enfin que le livre de Vinh Dao ne comporte pas d'index et qu'il liste
dans sa bibliographie plus de 170 ouvrages ou articles sans aucune
référence au sujet d'étude.
On
comprendra que le lecteur puisse être déçu.
Le
culte et la glose
La
déception est encore plus vive à la lecture de Malraux
l'agnostique absolu ou La métamorphose comme loi du monde, de
Claude Tannery (Gallimard, 1985). Les livres français sur Malraux
pratiquent généralement le culte ou la glose. Ici c'est le culte et
la glose. Le culte, au point que Jean Lacouture, pourtant d'une
grande bienveillance, est rejeté car il est de ces biographes "qui
ont tenté avec plus ou moins de bonne foi d'expliquer que Malraux
est entré vivant dans la Légende par sa compétence à se mettre en
scène et par sa complaisance à laisser croire des faits
imaginaires..." (p. 56).
S'agissant
de mon sujet d'étude je vais de surprise en surprise. Par exemple
j'apprends qu' "on ne trouve que deux vrais couples dans
les romans de Malraux" (p. 41). Valérie Serge et Ferral ne
forment donc pas "un vrai couple" ? Non : ils ne
sont qu'amant et maîtresse... (p. 46). Autre surprise, en juillet
1924, soit à peine plus de trois ans après leur rencontre, "Le
lien profond qui unit Kyo et May n'unissait déjà plus Clara et
André" (p. 42). La fraternité, qui n'est pas une notion
centrale pour l'auteur, mais tout de même "apparaît comme un
des fils conducteurs de l’œuvre de Malraux", trouve son
apogée dans Lazare : "elle n'est pas le sentiment
individuel que l'un peut éprouver pour l'autre, elle est une
disposition d'esprit commune, communautaire, celle que Mao évoquait
en disant qu'il «s'agissait de rétablir la fraternité bien plus
que de conquérir la liberté»" (pp. 226-227). Quant à la
fraternité virile, elle est à peine mentionnée (p. 50).
Pas
d'index, bien entendu : nous sommes chez Gallimard.
Comme souvent, hélas ! j'attendrai davantage de la lecture d'auteurs anglo-saxons (Robert W. Greene, James W. Greenlee, Geoffrey T. Harris, Susan Rubin Suleiman...).
Les
auteurs Martine de Courcel et Vinh Dao ne sont pas présentés. Voici
ce que j'ai trouvé sur eux :
-
Martine Hallade,
psychothérapeute (?), a épousé le baron (du second empire)
Geoffroy Chodron de Courcel (1912-1992) en 1954. Celui-ci était un
diplomate gaulliste qui fut chef de cabinet de de Gaulle en 40-41 et
secrétaire général de l’Élysée de 59 à 62. Son grand-père et
l'arrière grand-père de Bernadette Chirac-Chodron de Courcel
étaient frères.
-
Vinh Dao,
retraité de l'enseignement, fut président de l'amicale
des anciens élèves du lycée Chasseloup-Laubat - Jean-Jacques
Rousseau de Saigon (promo 61) de 1999 à 2003.
© Jacques Haussy, janvier 20011