ANDRé Malraux et la tentation de l

ANDRé Malraux et la tentation de l’inde, Gallimard/Ambassade de France en Inde, 2004

 

 

En marge de la parution en Pléiade des écrits sur l’art, la maison Gallimard nous offre, avec l’aide de l’Ambassade de France en Inde, une superbe brochure illustrée de 260 pages sur Malraux et l’Inde : extraits d’ouvrages, articles, interviews, discours du grand homme, ainsi que des témoignages, et des commentaires dans des textes d’écrivains, journalistes et professeurs de littérature. Pas de spécialistes de l’art ou des religions de l’Inde, ce qui vaut sans doute mieux, compte tenu du caractère diplomatique de l’ouvrage. Encore que Malraux en « colon rêveur, affabulateur… », et les Antimémoires en « discours colonial », comme l’écrit Prabodh Prarikh, écrivain, poète, peintre et professeur de philosophie à Bombay, ne soient pas vraiment politiquement corrects.

On regrette qu’aient été passées sous silence des bouffonneries comme celle-ci, prononcée à l’Assemblée à l’occasion… de la présentation du budget des Affaires culturelles, en octobre 1965 (oui, le budget, vous avez bien lu - Malraux était une sorte de Père Ubu de la culture !) :

Il est extrêmement frappant de constater que la pensée scientifique présente dans un certain domaine une faille si grave que les deux plus grands physiciens que j’aie connus, Einstein et Oppenheimer, étaient tous les deux des obsédés de la métaphysique de l’Inde. Le second étant aussi un sanskritiste…

Mais nombre d’autres sont présentes, pour notre amusement, par exemple celle-ci prononcée à l’Académie sanscrite de Bénarès (août 1965) :

Monsieur le Recteur,

Le modeste élève que je fus ne se méprend pas sur ce qui sépare ses connaissances de celles des professeurs de la première académie de sanscrit du monde…

A ce que vous avez bien voulu dire, je voudrais répondre, non par une étude particulière, ni même par le souvenir du temps où nous discutions des différences entre la version sanscrite et la version chinoise du Milindapanha…

Le sourire se fige cependant lorsqu’il est rappelé que, à Chandigarh, devant les files d’hommes et de femmes gravissant des plans inclinés avec des paniers de ciment sur la tête, Malraux pense… aux archers de Persépolis !

 

Chronologie

L’ouvrage comporte une chronologie des voyages d’André Malraux en Inde. C’est peut-être l’occasion d’être informé de l’état des connaissances sur le sujet. Surprise : cette chronologie, reprise plus loin dans un article de Jean-Marie Lafont, mentionne deux séjours en 1930 et 1931 au Gandhara (Afghanistan/Pakistan actuels), au lieu d’un seul en 1930. Information tout à fait nouvelle dans le cadre du trafic d’antiquités sur lequel on reviendra.

On lit dans la revue Lire de Novembre 2004, sous la plume de Jérôme Serri : « Jean Lacouture, de loin son meilleur biographe… ». Voyons donc ce que dit Lacouture de ces voyages. D’abord Perse et Ispahan en 1929 : « Ils y revinrent l’année suivante, et en 1931. Ce voyage-là se prolongea près d’une année : ce fut leur premier tour du monde. André était, comme au départ de 1923, " chargé de mission" . Mais cette fois par un pouvoir ami, celui de la maison Gallimard. Il devait rapporter les éléments d’une exposition dont il rêvait depuis longtemps, mariant les civilisations grecque et bouddhique. Ils partirent cette fois avec un plan, des fonds, une carte… » Ce « cette fois » est de trop, puisqu’ils étaient exactement dans la même situation en partant au Cambodge en 1923, sauf que les fonds provenaient alors du papa d’André, et non de Gallimard. L’exposition « Gothico-Bouddhique » ayant eu lieu en janvier 1931, le voyage à Rawalpindi était antérieur, et la chronologie de Lacouture est donc fausse.

Rappelons que la date du séjour à Rawalpindi, au lieu de 1930, est donnée en 1931 par Clara dans Voici que vient l’été, et en 1929 par André dans les Antimémoires. Pas simple !

Ce que dit Olivier Todd, on le sait déjà (voir Todd sur ce site) : n’importe quoi, avec la circonstance aggravante de se contredire à l’intérieur du même ouvrage. Ainsi, le départ du tour du monde qui les emmènera à Bénarès - et en Chine pour la première fois - est donné pour fin décembre 1931 (pp. 127-128). Plus loin, page 510, Bénarès a été visitée en 1929. Aucune des deux dates, 1929 et 1932, n’est d’ailleurs correcte : la visite à Bénarès a eu lieu mi-1931 !

En définitive donc, et jusqu’à plus ample informé, n’en déplaise à M. Serri, le « meilleur biographe » reste Curtis Cate, lequel donne pour ces voyages d’André et Clara Malraux les dates et itinéraires suivants :

Mi-juin au 21 août 1929 - Marseille, Istanbul, Trabzon, Batoum, Bakou, Bandar-e-Pahlavi/Rasht, Ispahan ;

Fin juin à fin septembre 1930 - Moscou, Tachkent, Douchanbe, Kaboul, Jalalabad, col de Khyber, Peshawar, Srinagar, Rawalpindi ;

Début mai au 14 novembre 1931 - Ispahan, Chiraz/Persépolis, Karachi, Jaipur, Varanasi (Bénarès), Patna, Darjeeling, Calcutta, Rangoon, Hongkong, Canton, Shanghai, Hang Tchéou, Pékin, Corée, Japon, Vancouver, Chicago, New York.

 

Trafiquant

La partie la plus intéressante du livre est celle consacrée à l’art du Gandhara, avec des documents passionnants, et un article de Jean-Marie Lafont, présenté comme « historien, spécialiste de l’art militaire, New Delhi University », article dans lequel bien entendu n’est utilisé à aucun moment le terme « trafic ».

Un chiffre est fourni quant à l’importance de la collection achetée : « quatre-vingt dix têtes, accompagnées de plusieurs statues complètes », ce qui est considérablement plus que le chiffre connu jusqu’ici. Todd indique (p. 126) : « Au 3 [ 31 ?] décembre 1931, le stock [de la Galerie] comprend soixante-deux objets " gréco-bouddhiques" et " gothico-bouddhiques" estimés à 920000 francs » (soit environ 2,8 MF de 2001). Ici, la reproduction d’un inventaire au 31 décembre 1933 fournit un stock s’élevant à 44 de ces objets.

Le nom d’un client est donné : Germaine Krull (1897-1985, photographe).

Une photo montre Malraux devant l’une de ces statues : c’est celle qui était exposée au musée Guimet (mars à mai 2002) sous le nom de Génie aux fleurs (voir Afghanistan sur ce site). Elle est ici baptisée « Bodhisattva ».

Est reproduit aussi un reçu manuscrit signé André Malraux, daté du 26 juin 1930, sur papier à en-tête de la Librairie Gallimard, dont voici le texte : « Reçu de Monsieur Raymond Gallimard, au nom de Monsieur [blanc] la somme de deux mille francs (2000) pour compte de la société en formation " Galerie de la NRF" , à fin d’achats éventuels d’objets d’art en Perse et Afghanistan. » - 2 000 F en 1930, soit environ 6 000 F de 2001, c’est un pécule très faible pour acheter des objets d’art. Est donc confirmée la fonction officielle des Malraux en 1930 : acheteurs (trafiquants) pour compte d’une galerie parisienne. Ils n’avaient pas encore confiance dans les revenus littéraires d’André pour assurer leur train de vie. Leurs voyages cesseront une fois obtenu le prix Goncourt.

On notera que, dans ce reçu, il est question d’achats en Perse - en 1930 donc ? alors que la chronologie Cate ne donne des voyages en Perse qu’en 1929 et 1931. L’aller du voyage de 1930 s’étant effectué comme indiqué par Clara, c’est-à-dire Paris-Kaboul via Moscou en avion, ils seraient passés par la Perse au retour ?

 

Sont fournis le texte de l’entretien inénarrable avec Gaston Poulain paru dans Comoedia du 21 janvier 1931, celui non moins ineffable de présentation de l’exposition « gothico-bouddhique » paru dans la NRF du 1er février 1931...

Bref, encore une fois, un ouvrage superbe et très attrayant.

 

 

© Jacques Haussy, novembre 2004



Le 4 mai 2015, le musée Guimet organisait une présentation du documentaire de 1966 de Jean-Marie Drot titré Promenades imaginaires en Inde : Journal de voyage avec André Malraux. Le programme et tous les documents afférents (dossier de presse...) indiquaient "André Malraux se rend pour la première fois en Inde en 1929. [...] Il y retournera dans les années 60". Il suffisait d'ouvrir l'ouvrage André Malraux et la tentation de l'Inde à la première page pour lire : "L'Inde est sans doute le pays lointain où Malraux s'est rendu le plus souvent, en 1930-1931, 1958, 1965, 1973...."

(Jean-Marie Drot est décédé le 23 septembre 2015).


octobre 2015