LE MONDE ET MALRAUX

LE MONDE ET MALRAUX, article Malraux et ses mythes, par Thomas CLERC, 21 novembre 2001

Le journal Le Monde s’est toujours illustré jusqu’à présent par une foi extrême et têtue en Malraux. Ainsi, on se souviendra longtemps de l’article nécrologique délirant dont l’un de ses chroniqueurs vedettes, Bertrand Poirot-Delpech, fut l’auteur sous le titre La légende du Siècle : « Notre Dostoïevski… Hugo d’un siècle dont Sartre serait le Voltaire, Malraux en aura vécu et écrit, à lui seul la légende… » On se souviendra aussi du numéro de la panthéonisation - 12 pages titrées Malraux la jeunesse du siècle - dans lequel par exemple Philippe Dagen, tout à son hagiographie du Malraux « théoricien de l’art », n’a même pas eu une allusion aux réfutations implacables de rien moins que Georges Duthuit et Ernst Gombrich !

Et puis, à l’occasion de la sortie de la biographie d’Olivier Todd (numéro du 27 avril 2001), discret changement de ton, et même, au détour d’un article de Jean-Claude Larrat cette phrase inattendue : « ...les échos peu favorables (c’est un euphémisme) rencontrés dans l’intelligentsia de l’enseignement, du journalisme ou de l’université par la panthéonisation... » Diable ! Notre professeur Larrat (université de Caen) a rencontré des intellectuels qui étaient opposés à la panthéonisation ! Le moins qu’on puisse dire est qu’ils ont été discrets, particulièrement dans Le Monde !

Et puis Thomas Clerc vint

Et puis, dans le numéro du 21 novembre 2001, une vraie bombe : un article d’un autre professeur (Paris X-Nanterre), Thomas Clerc, sous le titre Malraux et ses mythes, dans lequel il est considéré comme admis que Malraux est « un mauvais écrivain ». Quelques extraits : « …la vraie littérature n’est jamais datée, celle de Malraux est poussiéreuse », « Malraux n’a envisagé la fiction que sous l’espèce du roman à thèse. Mais ce n’est pas cela qui est pénible (il existe de bons romans à thèse), c’est qu’il n’utilise pas ce genre de façon intéressante… », « …ses personnages de grands bavards copiés sur sa faconde (qui fut son vrai talent) sont de simples fantoches au service d’une idée… » On voit le ton. Je suis entièrement d’accord avec ses conclusions, résumées dans la phrase ultime : « Telle fut sa mission la plus réussie : se faire admettre au panthéon des « grands écrivains » alors même qu’il n’en fut pas un et, du même coup, révéler le bon vieux pouvoir mythologisant de la littérature. » Toutefois, la démonstration me paraît présenter des faiblesses. Et d’abord dans son assertion fondamentale : les romans de Malraux sont des romans à thèse. Je crois cela faux. Est incontestable « L’asservissement constant du romanesque au bavardage idéologique, le binaire de la composition, la naïveté des débats… », mais que « les personnages se réduisent à des porte-parole » ne veut pas dire que Malraux défend une thèse, sinon laquelle ? D’ailleurs, il n’est aucunement question de politique dans La Voie royale, ce qui n’en fait pas moins un mauvais roman, au demeurant son plus mauvais. En fait, si Thomas Clerc a parfaitement raison de trouver les sujets de ses livres poussiéreux et les débats rapportés scolaires et indigestes, il ne veut pas admettre que le problème de Malraux romancier est le style puisqu’il écrit : « …pour masquer ses faiblesses d’écrivain (je ne dis pas de style)… » Je me permets de renvoyer à l’ouvrage de Pol Vandromme, Malraux du farfelu au mirobolant (L’Age d’homme, Lausanne, 1996), qui me semble faire le point de façon convaincante sur ce sujet du style. Autre divergence : pourquoi avoir mêlé Sartre à cette démolition, et surtout de façon aussi faible ? D’abord en utilisant une citation fausse (voir mon article sur Bernard-Henri Lévy), puis en prétendant que Sartre « a trouvé sa voie non dans la littérature, où il s’était égaré, mais dans la politique où il égara les autres. » Que le professeur Clerc relise ce roman superbe qu’est La Nausée, ou ces nouvelles du Mur, ou même Les Chemins de la Liberté : ça tient le coup, c’est même excellent, et pourtant ce sont des textes à thèse. Et personne de bonne foi ne peut prétendre que Sartre s’était égaré en littérature.

Les inconditionnels tentent de relever la tête

Un tel article ne pouvait qu’irriter les inconditionnels du Grand Homme qui n’ont pas encore compris que le vent était en train de tourner. Malheureusement, leur représentant dans Le Monde, Joël Loehr, un autre professeur (du secondaire), n’était manifestement pas à la hauteur. Son article du Monde du 28 novembre 2001, intitulé Malraux et sa légende, est d’une médiocrité rare. Première phrase : « Thomas Clerc… a raison sur un point : à l’occasion du centenaire de sa naissance, le compas s’est largement ouvert dans l’hémicycle des admirateurs déclarés du « grantécrivain », depuis les premiers rangs de la gauche la plus angélique jusqu’aux derniers de la droite la plus cynique. » D’abord, il fait tenir à son collègue des propos qu’il n’a pas tenus, procédé qu’il répète à plusieurs reprises : Thomas Clerc ne parle nulle part d’un élargissement aujourd’hui de l’admiration pour Malraux dans tout l’éventail politique. Ensuite, sa remarque est fausse : cette « ouverture du compas » n’est pas non plus chose nouvelle et Malraux a toujours eu des admirateurs dans tous les camps. Deuxième phrase : « Malraux n’ayant jamais appartenu ni à l’une ni à l’autre, on en est plutôt gêné ». C’est nous qui sommes gêné d’une telle indigence. Joël Loehr n’a jamais vu de photos de Malraux sur une estrade pour le compte des communistes, du RPF ou de l’UNR ? Il ne sait pas que, membre dirigeant du RPF, il en était délégué à la Propagande ? Troisième phrase : « Thomas Clerc a-t-il lu notre auteur ? » Cette fois il s’agit d’insulter l’adversaire… On en restera là, tout est de la même farine.

Si Le Monde veut continuer de défendre Malraux, ne pourrait-il pas choisir mieux ses hérauts ?

 

© Jacques Haussy, janvier 2002