Figures de l

Figures de l’occultation d’Auschwitz dans les oraisons funèbres de Malraux, de Michel LETER,

http://aboutleter.perso.libertysurf.fr/pages/etexts%20ml/Malraux%20et%20Auschwitz.html

 

 

J’ai dit ici (voir TH Harris sur ce site) combien le mythe d’un Malraux anticolonialiste avait la vie dure. Il est un autre mythe tout aussi insubmersible qui est celui d’un Malraux « égal de Bossuet ». J’ouvre le Dictionnaire historique et géopolitique du 20ème siècle (La Découverte, 2002) à l’article Jean Moulin (écrit par Gilles Candar) et je lis : « Devenu le symbole de l’héroïsme de la Résistance, il est inhumé au Panthéon le 19 décembre 1964, salué, " pauvre roi supplicié des ombres" , par un émouvant et inoubliable discours d’André Malraux ». C’est aussi Claude Dulong-Sainteny qui dit (voir TH Todd 3) : « … existe-t-il une oraison funèbre plus émouvante - et je n’oublie pas Bossuet - que celle de Jean Moulin, lors du transfert de ses cendres au Panthéon ? » C’est aussi Bernard Thomas, dans le Canard Enchaîné (25.11.98), qui écrit : « Dopé aux mots, haletant, emphatique, à la limite du grotesque, chaque fois qu’est projeté le court enregistrement où on le voit vaticiner et marteler ses phrases ciselées devant de Gaulle et Pompidou frigorifiés dans les manteaux qui les engoncent, le verbe se fait chair de poule. » Les exemples pourraient ainsi être multipliés. 

 

[ Jean Lacouture, qui ne rate pas une boursouflure, écrit lui aussi, dans l’article commémoratif déjà cité commandé par le ministère de la culture ( voir TH Harris - reproduit à l’adresse

http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/celebrations2001/malraux.htm ) :

« …champion, à l’égal de Bossuet, de l’oraison funèbre ». Mais l’on a appris à ne plus prendre au sérieux ce falsificateur dont la seule excuse est la sénilité. Il prouve encore sa nocivité dans son dernier ouvrage Une vie de rencontres (Seuil, 2005), farci d’épithètes abusives et d’erreurs, s’agissant de Malraux. Par exemple : « Saigon où il avait passé 3 ans de sa vie ». Malraux a passé en tout et pour tout un peu plus d’un an de sa vie à Saigon en 1924-25, en deux épisodes, dont le premier de quelques jours en 1924 pour le procès en appel de sa condamnation pour vol à Phnom Penh. ]

 

Une telle persistance dans l’admiration mérite d’être considérée et j’ai entrepris d’approcher le sujet. Non sans réticence : la perspective de lire des oraisons funèbres n’était pas enthousiasmante. Il a fallu que je fasse le tour plusieurs fois de la fontaine de Visconti sur la place Saint-Sulpice, et que, pour me donner du courage, je contemple longuement les 4 statues des « point cardinaux » (il faut se battre avec le correcteur automatique d’orthographe pour qu’il accepte l’absence de « s » à point), des « point cardinaux » donc, qui l’ornent, avant de me décider à ouvrir un recueil de leurs péroraisons. J’ai commencé par Massillon et son Oraison funèbre de Louis XIV. Surprise : ça m’a passionné et son « Dieu seul est grand, mes frères… » ne m’a pas du tout paru ridicule. Sans parler de la langue de cette époque dont la lecture est un bonheur. Au lieu de dire « Comment ça va ? », ils disent par exemple : "Vous ne m'avez point mandé si vous digérez ; tout le reste en vérité est bien peu de chose..." (Voltaire à Mme du Deffand), et c’est tout à fait différent. Bossuet ensuite. Même enthousiasme, particulièrement pour l’ Oraison funèbre de Madame. On comprend les réactions rapportées par Voltaire (« …l’auditoire éclata en sanglots et la voix de l’orateur fut interrompue par ses soupirs et par ses pleurs ») en entendant le passage : « Ô nuit désastreuse ! Ô nuit effroyable où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! »

Malraux maintenant. Catastrophe ! C’est creux, c’est verbeux, c’est pompeux, c’est prétentieux, c’est laborieux, c’est fastidieux, c’est ennuyeux, c’est désastreux, c’est tout ce qu’on veut sauf heureux. Si bien que ça m’est tombé des mains. Comment, par quelle aberration peut-on rapprocher Malraux et Bossuet ? En ne les ayant pas lus, certainement.

 

Michel Leter

Je consulte un moteur de recherche sur les noms Malraux et Bossuet. Le site de l’université Paris XII annonce en décembre 2001 un colloque sur « L’idée et ses fables - le rôle du genre », dans lequel intervient Alain Couprie, Directeur du Département de Lettres de cette Université, sur le sujet « L’oraison funèbre et la politique : Bossuet et Malraux ». Pas de mention de publication. A suivre donc.

Et puis, la trouvaille, sur le site http://aboutleter.perso.libertysurf.fr : un superbe article, titré Figures de l’occultation d’Auschwitz dans les oraisons funèbres de Malraux, dont je vous conseille vivement la lecture. Il montre que, dans sa pratique littéraire, non seulement Malraux n’a pas été un innovateur, mais son champ d'application était dépassé : « Malraux n’écrivait pas le nouveau roman de 1930. Mais cette absence d’audace serait volontiers pardonnée si l’œuvre de Malraux ne se caractérisait en fait par un refus du siècle, et, plus généralement, de la sécularisation qui fonde la modernité littéraire. Cet archaïsme, qui ne passe plus guère pour un néo-classicisme, se manifeste de façon caricaturale dans les Oraisons funèbres… » De plus, il a convoqué dans ses discours commémoratifs des mythes moyenâgeux : « La République lui donnait l’occasion de laïciser l’oraison funèbre. Malraux ne la saisit pas, car sa conception de la France reste organique comme celle de Maurras ou celle de Barrès. » Enfin, il a occulté la Shoah : « … Malraux s’évertue à subsumer la Shoa sous la notion vague et retouchée de déportation des résistants, et plus symboliquement des résistantes, d’où la fonction mystique de Ravensbrück, le seul camp jamais nommé dans les trois oraisons consacrées à la Résistance. » Michel Leter aurait d’ailleurs pu remarquer, avec Brigitte Friang (voir TH Friang) : « Quand, dans son hommage à Jean Moulin, Malraux évoque " la dernière femme morte à Ravensbrück" , ce n’est certes pas pour avoir été arrêtée puis déportée en tant qu’agente de liaison, ou membre d’une équipe de réception de containers jetés du ciel, ou maquisarde ou, bien sûr, radio ou saboteuse parachutée d’Angleterre dans la nuit de l’occupation, c’est " pour avoir donné l’asile à l’un des nôtres" . Autrement dit, elle n’est pas l’une des " nôtres" ... »

Cette étude sur les Oraisons funèbres n’est pas la seule relative à Malraux figurant sur le site aboutleter. Une autre s’intitule « Quand Malraux préfaçait Maurras », une autre encore « Le transfert Malraux ou les voix du silence de l’intelligentsia française »… Toutes passionnantes. Bref, la consultation de ce site est indispensable.

Qui est son auteur ? Michel Leter est né en 1959. Son CV universitaire est flatteur : il est docteur ès-Lettres modernes de l’université Paris VIII et a obtenu le CAPES en 1995 avec le 1er rang. Il a enseigné à Paris VIII de 1995 à 2001. Malheureusement,  ses interventions sur Malraux, confidentielles, sont déjà anciennes, 1996 ou 97, et il est maintenant passé à autre chose. Il a donc laissé le champ libre aux malrauxlâtres universitaires (voir Ad Dieudonné, Goetz, Guérin, Winock…). Il se plaignait du silence des intellectuels, n’a-t-il pas démissionné lui aussi ? Dommage !

 

 

© Jacques Haussy, août 2005