La compagnie des eaux

LA compagnie des eaux, de Jacques PERRET (suite), Gallimard, 1969

 

 

André Malraux serait-il une de mes bêtes noires ? Comme le disait Antoine Blondin, toutes les occasions sont bonnes pour parler de Jacques Perret. Voici donc ce que celui-ci écrivait dans La compagnie des eaux à propos des bêtes noires, des indignations. La bête noire ici en cause au départ est le moteur :

 

…vous pourriez croire qu'il fut, à bord, une authentique bête noire, assez maligne pour gâcher notre voyage et pourrir notre plaisance. Comme à tout le monde un certain nombre de bêtes ou bestioles plus ou moins noires, d'espèce engendrée ou fabriquée, avaient traversé mon existence, mais laissez-moi vous dire qu'aucune ne s'était levée d'assez bonne heure pour m'imposer son noir et que toutes celles qui à ce jour avaient tenté de franchir le seuil de ma vie publique ou privée s'étaient retrouvées descente de lit, empaillées ou cédées à bas prix à des amateurs. La vraie grosse bête noire de noirceur apocalyptique je ne l'avais rencontrée que dans les abstractions où elle se déguise lâchement, la démocratie par exemple. Depuis lors, j'avoue qu'elle a pris possession d'un certain nombre de peaux de vaches et qu'en loyale incarnation elle s'est levée d'assez bonne heure pour satisfaire ses noirs besoins, non seulement dans mes bottes comme dans les vôtres mais tout partout dans les jardins, les sacristies et les fontaines, à ce point que la nation en chlinguait à incommoder les voisins. Quiconque n'avait pas le nez bouché ou complice admit alors qu'il s'agissait au moins d'une délégation de la Bête majuscule, tantôt âne, singe ou brontosaure, le conchiage de la chrétienté faisant l'objet premier de ses fonctions. Ce voyant, je ne pus hélas mieux faire que tourner en dérision toutes ces bêtes accroupies dont l'enflure et le zèle, à bien considérer, feront désormais quoi qu'il arrive le tonique et le divertissement de mes vieux jours.

 

Cette longue citation est l’occasion d’une mise au point : Jacques Perret, quand il parle des sacristies et de la chrétienté, le fait au premier degré. Il a dit lui-même devant Bernard Pivot et des millions de téléspectateurs : « Je suis pour le trône et l’autel ». Je ne partage pas du tout ses opinions monarchistes et réactionnaires, et je trouve lamentables les propos xénophobes et même racistes rencontrés dans La compagnie des eaux (pp. 184-185) reproduits ci-dessous, le profond engagement de son auteur pour l’Algérie française n’étant sûrement pas une excuse :

 

Je lui fis d'abord observer que sidi, pas plus que raton, bicot et melon n'étaient admissibles dans la bouche d'un citoyen français conscient de ses torts et anxieux de réparation. Ne serait-il pas bouffon et scandaleux à la fois que des populations promues par décret mondial et gratuit à tous les honneurs de la démocratie fussent interpellées aussi familièrement par ceux-là mêmes qu'elles ont déchus, aplatis, injuriés à merci par-devant et par-derrière? Et puisque la gourmandise nous est venue de ces brimades, il est au moins décent de les réclamer dans un langage respectueux, car enfin il faudrait choisir, ou remonter nos braies, ou appeler monsieur le gentil crouyat qui nous débraye. Or le choix est fait, ratifié par scrutin, consacré par bulle. Cela dit je concède que mes observations surviennent une fois de plus avant l'heure, mais peu importe, l'affaire était déjà dans le sac et nous avions la tête dedans.

 

Ces graves réserves faites, je suis plus à l’aise pour prétendre que Rôle de plaisance et La compagnie des eaux sont les livres les plus compétents, les plus justes et les plus drôles écrits sur ce loisir singulier qu’est la plaisance. Pour ne prendre qu'un exemple, le passage sur la godille est un chef-d'oeuvre de pertinence et d'humour. Céline a beau être un abominable antisémite, son Voyage au bout de la nuit n’en est pas moins admirable. Jean Bourdier fut rédacteur en chef de Minute. Le chapitre « André Malraux ou le roman d’un tricheur » de son livre Les Marchands de légendes (Plon, 1978) n’en est pas moins tout à fait exact. Il fera l’objet d’une prochaine chronique.

 

Janvier 2006

 

 

Une édition de Mutinerie à bord (Bibliothèque du Temps Présent-Rombaldi, 1972) comporte une préface-entretien fort intéressante (avec notamment cette remarque : ... la poignée de main du général de Gaulle, suprême distinction, m'eût fait tomber en cendres l'avant-bras tout entier). Un hommage y est rendu à Marcel Aymé. Il s'applique aussi bien à Jacques Perret lui-même : La traversée du tunnel posthume, où s'engouffre ordinairement la mémoire des écrivains, se prolongera peut-être, mais la sortie sera triomphale.

 

Septembre 2006

 

 

Le webmestre du site jacques-perret.com me signale l'extrait suivant (p. 52) de Un marché aux puces (Julliard, Paris, 1980). Il vaut en effet la peine d'être retenu :

 

Le bonheur de démolir n'est donc pas toujours une perversion du coeur et de l'esprit. Imaginez seulement que les Parisiens de père en fils et de Camulogène à Chirac aient cru devoir maintenir en état leurs cabanes gauloises : nous n'aurions pas la tour Zaminski sur les fondations de Saint-Victor ni même la Samaritaine sur les décombres de l'Hôtel des Monnaies et l'absence du Louvre eût privé Malraux de son apothéose. Chimérique incendiaire de Tuileries impures et nostalgique raseur de Bastilles démolies, n'était-ce pas juste et mérité qu'il pût enfin se domicilier bourgeoisement sous les lambris du Palais-Royal en attendant de ronronner dans la cour du Louvre. Rappelez-vous le scénario, le nocturne historique, le gala des magiciens : toute la Cinquième au garde-à-vous, la Résistance, l'Immobilier, l'Académie en crêpe, la Marseillaise en élégie pour glorifier l'enfant prodige du gaullisme culturel et témoigner de sa métamorphose. Il était là sur socle, au mitan de la cour dans un rond de lumière. Tout raide et rengorgé, bien droit sur son derrière, miraculeusement immobile dans sa peau de chat pétrifiée, pharaonique en diable et culturel in aeternam, il sondait les ténèbres et les ténèbres répondaient : Miaou.

 

Août 2007