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LE CŒUR BATTANT Josette Clotis-André Malraux

de Suzanne CHANTAL, Éditions Grasset, 1976, Le Livre de Poche, 1978



Brigitte Helm Brigitte Helm - 1934




        "«Vous ressemblez à Brigitte Helm.»
        On lui a dit ça mille fois."

Suzanne Chantal
(pp. 47 et 55)


      "Ma belle-soeur ressemble à la Loire.
      Longue, blonde et paresseuse."

Roland Malraux
(p. 183)





Cet ouvrage de Suzanne Chantal, amie de Josette Clotis qu’elle a rencontrée durant l'été 1932, est bien entendu capital, car elle est un témoin essentiel de sa relation avec André Malraux au cours des années 1933 à 1944. Jusqu'à ce que Josette soit accidentée à Saint-Chamant le 11 novembre 1944, et meure à Tulle le lendemain.

Dans le contenu très riche on a distingué les sujets suivants :


L'écriture des livres

Suzanne Chantal raconte les lieux et les conditions de l'écriture du Démon de l'absolu (sur Lawrence d'Arabie, inachevé) et des romans Le Temps du Mépris, L’Espoir et La Lutte avec l'ange/Les Noyers de l'Altenburg. Ce dernier livre est relu en été 1941 à la villa Les Camélias du Cap d'Ail par André Gide qui arrive dans "un extraordinaire costume rouge brique «taillé, explique-t-il, dans un métrage de tissu que lui a offert Staline»..." (pp. 239-41 en édition de poche). Relecture fructueuse puisque "Après avoir regimbé, un peu boudé, André a vite reconnu ce qu'il y a de juste dans la critique sans complaisance qu'a faite Gide de son livre. Une nouvelle version apparaît, plus rigoureuse, plus dense." C'est l'occasion de montrer les coulisses : "La petite écriture serrée chemine comme une fourmi au long des pages, en marge et en travers. Je déchiffre, tu [Josette] tapes, il traduit, nous relisons." On se souvient que par ailleurs Le Temps du Mépris et L’Espoir ont, eux, été relus par Clara Malraux qui en fait mention dans Le Bruit de nos pas.


Les soucis d'argent

les difficultés financières du couple sont présentes tout au long du livre : "Elle a des soucis d'argent, ce qui n'est pas nouveau, mais elle en parle avec inquiétude : «Nous n'avons jamais été des gens qui ont de l'argent, mais toujours des gens qui en dépensent. Nous sommes couverts de dettes.»" (p. 277 - les textes en bleu sont de Josette Clotis). Des fonds finissent toujours par apparaître. En provenance de l'édition : "André a signé un nouveau contrat. Au cours de l'été il a eu quelques soucis d'argent" (p. 245). Mais parfois l'origine est mystérieuse : "André a avec l'argent, un rapport singulier. Il ne semble jamais s'en préoccuper. De temps à autre, il annonce, sans panique, mais gravement que, cette fois, il est à sec. Ce qui n'est jamais une raison pour essayer de faire des économies [...] Toujours des ressources jaillissent comme l'eau sous la baguette du sourcier." (p. 114). La provenance pourrait-elle être une vente de la Galerie de la N.R.F. ? Au fait, quelle a été l'activité de la galerie pendant ces années ? Olivier Todd qui a eu accès aux archives mentionne seulement : "En 1935, il touchera 6 000 francs de la Galerie et rien après 1937. De nombreux objets d'art seront dispersés sous l'Occupation, entre 1940 et 1944. Alors Malraux réclamera et obtiendra des pièces qu'il pourra vendre ou conserver (p. 626 n. 17)". Clara Malraux a aussi des vues sur ces objets d'art : "... Clara réclame la grande statue... C'est un objet de valeur qu'à diverses reprises il a cru devoir vendre" (p. 224).

Et puis, avant "la jonction des armées de l'Est et de l'Ouest" qui eut lieu le 25 avril 1945, disons mi-avril donc, André Malraux demande à Suzanne Chantal : "Si vous avez des embêtements financiers, pour rester ici, n'hésitez pas... Momentanément je suis riche !" (p. 293). La question de cette fortune soudaine est étudiée dans l'article TH Penaud où la première manifestation signalée de cette prospérité est datée de fin août 1944 - après l'attaque à main armée du train de Neuvic du 26 juillet 1944, qui a vu disparaître l'équivalent d'environ 60 millions d'euros. Elle concerne une visite à Paris qui, bien que mémorable puisque Josette considère s'y être vue offrir une bague de fiançailles, n'est mentionnée dans Le Cœur battant que par ouï-dire (par Madeleine) : "Il l'a emmenée chez un grand bijoutier de la rue de la Paix et lui a acheté une bague de fiançailles..." (p. 286).


L'intimité du couple

Suzanne Chantal a reçu les confidences de son amie et a eu accès à ses écrits intimes. C'est dire que ce qu'elle rapporte de leurs relations est digne de foi.


Elle constate l'écart entre leurs sensibilités, elle, amoureuse et ardente, lui calme et froid, et rapporte les frustrations et récriminations de son amie :

En dehors du fulgurant instant même de l'amour, qu'y a-t-il entre eux ? Pas la moindre sensualité turbulente ne rayonne du grand terrain sombre de leur lit jusqu'à la vie, jusqu'au jour. (p. 54).

... Je meurs de cet homme mort, de cet homme trop supérieur, de ses exaspérations, de ses silences, sans parler de ses duretés. (p. 138).

Passerai-je ma vie auprès de cet homme crispé qui me rend tout si difficile ? (p. 227).

Jamais une faiblesse. Il n'en aura jamais. Son abominable raidissement sur tout ! Ne jamais pleurer. Ne pas savoir ce que c'est ! (p. 250).


Physiquement, leur relation manque de chaleur et d'entrain (voir aussi TH Madeleine) :

... ils font l'amour, le même amour un peu raté de la semaine précédente. (p. 50).

Si bien que lorsque "l'amour retrouve toute sa saveur" elle en est exaltée et enregistre la date :

J'écris ce lundi 25 mai 1942, à une époque où il fait joyeusement l'amour, avec un jeune corps qui n'a jamais été plus vivant, ni, peut-être, plus heureux ! (p. 252).


Josette cherche une explication à la carence de l'appétit sexuel de son compagnon dans le milieu qu'il fréquente :

"... des intellectuels hors la vie, des pédérastes, des cinglés, des gens qui ont besoin de se saouler, de se droguer, de coucher avec tout le monde, de se faire psychanalyser... et qu'elle hait." (p. 122).

"les tripatouillis homosexuels ou incestueux qui défraient la friande chronique intellectuelle de la Côte et qui, elle, l’écœurent..." (p. 227).

Elle va même jusqu'à avoir des doutes sur son identité sexuelle profonde :

Il y aura bien une question posée sur les étranges mœurs asiatiques de cet homme à la célèbre froideur, ce nerveux sanguinaire, ce démoniaque dont il n'est pas prouvé qu'il n'ait pas été un peu homosexuel. (p. 252).

Mais elle ne mentionne pas un fait, qui semble-t-il n'a été relevé jusqu'ici par aucun observateur, et qui pourrait être une bonne explication au défaut d'ardeur : André soignait ses troubles nerveux au bromure.

"... il semble calme. «J'ai pris du bromure» dit-il" (p. 97).

Or le bromure (de potassium), s'il a des effets sédatifs et convulsifs, est aussi un anaphrodisiaque.


Jacques Haussy, mai 2016