TOUT COMPTE FAIT

TOUT COMPTE FAIT, de Simone de BEAUVOIR, Gallimard, Folio, 1972

 

 

Selon Alain Malraux « Il n’y a guère que Simone de Beauvoir pour trouver que ce livre [Antimémoires] ne recouvre que le vide ». Il a des excuses : la piété filiale rend aveugle. Mais que Jeanyves Guérin, professeur, responsable de l’UFR Lettres, art et communication à l’université de Marne-la-Vallée (Seine-et-Marne) puisse dire lors d’un Colloque de Cérisy-la-Salle : «  [Simone de Beauvoir] Son exécution des Antimémoires est un monument de sottises… » (voir Ad Guerin) est troublant, pour ne pas dire scandaleux. Jugez sur pièces vous-mêmes.

 

 

Lire l'œuvre d'un écrivain dont on récuse radicalement les options pose un problème ; pour qu'un texte prenne un sens, il faut y engager sa liberté, faire le silence en soi, et y installer une voix étrangère. Cela m'est impossible si la fausseté des valeurs admises par l'auteur est trop flagrante, si sa vision du monde me paraît puérile ou odieuse. J'espérais cependant y parvenir quand j'ai abordé les Antimémoires de Malraux. Etant donné ce qu'il avait été avant la guerre, j'étais curieuse de savoir comment il justifiait l'homme qu'il est ensuite devenu. Que pensait-il des vaticinations auxquelles il s'était livré pendant la guerre d'Algérie : « Nous ferons de l'Algérie une Tennessee Valley... La fraternisation a été une réalité » ? Comment expliquait-il qu'il ait pu se sentir flatté parce que, selon le mot de Mauriac, de Gaulle lui a jeté un « ministère à ronger » ? Estimait-il avoir servi hautement la culture en faisant reblanchir des façades, peindre un plafond et, dans l'intérêt de la maison Philipps, en imposant Son et Lumière aux Grecs consternés? Je ne m'attendais pas à des repentirs mais j'espérais trouver dans son livre des réponses à mes questions.
Comme je me trompais ! J'oubliais que si depuis 45 l'attitude de Malraux m'a paru dérisoire ou scandaleuse, c'est que toute sa conception de l'homme, de la vie, de la pensée, de la littérature est radicalement opposée à la mienne. Il avertit d'emblée le public qu'il va se placer sur le plan le plus élevé : au niveau non des individus mais des Civilisations, non des hommes mais de leurs statues et de leurs dieux, non de la vie et de la mort quotidiennes, mais du Destin ; c'est dire que ce monde-ci, le monde terrestre, sera escamoté au profit de notions et de concepts mystificateurs. Malraux s'escamote lui-même. Sauf dans deux ou trois épisodes — les seuls passages où je réussis à le suivre et qu'il doit considérer comme anecdotiques et d'un intérêt secondaire — il n'est jamais là, « Que m'importe ce qui n'importe qu'à moi? » dit-il. Cette superbe l'amène quand il veut malgré tout se définir à se dire épris de « justice sociale », expression chère aux papes et aux dictateurs.
A la fin de Fibrilles, Leiris énonce les principes qu'il a essayé de respecter — sans toujours y réussir, dit-il — dans son travail d'écrivain. Ne pas mentir, ni se payer de mots ; refuser toute inflation verbale ; proscrire les morceaux de bravoure ; ne pas parler à tort et à travers et faire de la littérature un art touche à tout ; écrire comme quelqu'un qui sait ce que parler veut dire et n'user du langage qu'avec la rigueur et la loyauté les plus grandes. Malraux a pris exactement le contre-pied de ces préceptes. Prétendre aujourd'hui que la fraternisation a été autre chose qu'une mascarade, ce serait un mensonge éhonté si les termes de mensonge et de vérité avaient un sens chez lui ; mais il ne les distingue pas l'un de l'autre ; les mots ne sont pour lui que des flatus vocis, ce qui ne l'empêche pas de les prendre pour des pensées et de croire avoir inventé une idée quand il a trouvé une formule. Regarder un objet et dire honnêtement ce qu'il a vu, c'est une activité trop modeste pour lui : au lieu de l'affronter, il fuit. C'est un tic qui saute aux yeux et qui devient vite insupportable : il lui faut toujours penser [1]  à autre chose. Qu'en pense-t-il ? Il ne le dit jamais : cette autre chose le fait penser à une autre encore dont il ne pense rien non plus. C'est une cascade d'intentions vides : rien n'est éclairé ; tout est sans cesse éludé. Quand il est au Caire, il pense au Mexique, au Guatemala, à Antigua où il a pensé à la belle ville baroque de Noto. Devant Mao il pense à Trotski, aux empereurs chinois, aux « carapaces couvertes de rouille des chefs d'armée ». Devant la Grande Muraille il pense à Vézelay. A Delhi, il pense aux jardins de Babylone, aux soldats de Cortez, aux lotus d'Hang-Tcheou. Assistant à l'enterrement de Jean Moulin, il écrit : « Je pense au combat de Jarnac et de La Châtaigneraie selon Michelet. » Je pourrais poursuivre pendant des pages cette énumération. Paulhan recommandait de ne pas entrer dans les jardins de la littérature avec des fleurs à la main. Malraux y pénètre chargé de gerbes et de couronnes et il cache sous des amoncellements de rhétorique ce qu'il prétend montrer, il ne nous fait non plus voir personne quand il rapporte ses rencontres avec Nehru, avec Mao. On sait ce que valent, même bien conduits, des entretiens aussi officiels que ceux-là. Mais en outre Malraux est incapable d'écouter : il parle ; s'il pose des questions, c'est avec tant d'insistance que l'interlocuteur est obligé de se plier à un cadre préfabriqué. Nous n'entendons jamais sa vraie voix, mais celle que Malraux lui impose. Il ne se soucie pas d'ailleurs de renseigner ses lecteurs, mais de les étourdir, de leur faire mesurer combien la culture de l'auteur est étendue, combien il a voyagé, que de gens célèbres il a approchés. La hauteur emphatique et souvent tarabiscotée du style n'est faite que pour masquer le vide de ses récits. Peut-être dans la conversation ces jongleries donnent-elles une impression de « brillant » ; à la lecture, on voit trop combien ces belles envolées sont creuses : bien souvent elles dissimulent des lapalissades. Tout au long des Antimémoires Malraux nous ressert des thèmes qu'il a déjà largement exploités — sur le réalisme en art, par exemple — et des lieux communs de la pensée de droite : une pensée complice de l'exploitation, qui fait passer les valeurs et les mythes des privilégiés pour la vérité de la condition humaine. On nous parle avec émotion de la France, mais jamais des Français.
La forme la plus insidieuse du mensonge, c'est l'omission. Les moments de sa vie, les actes, les paroles qui pourraient être gênants à expliquer, Malraux n'en parle pas. Il ne peut pas ignorer que le gouvernement de De Gaulle a systématiquement couvert la torture et fait mourir des hommes par milliers dans des camps de concentration. Je me souviens de mon entrevue avec Michelet [2] et de la manière embarrassée dont il avait dit, à propos de la torture : « Je sais, je sais... C'est une gangrène. » Malraux n'était pas moins averti. A partir de 59, les rapports sur les camps se sont multipliés [3]. En soutenant inconditionnellement le régime, il s'est rangé sans équivoque du côté des bourreaux. Il fait donc preuve d'une malhonnêteté insigne quand à la fin de son livre il médite longuement sur la torture, les camps, les techniques d'avilissement de l'homme comme s'il se situait du côté des victimes. Comme beaucoup de Français il a compté parmi celles-ci, de 40 à 45, certains de ses amis ; prisonnier des Allemands en 45, il a pu craindre un moment d'être torturé. Cela ne l'autorise pas à oublier ses complicités avec les tortionnaires des Algériens. Ce livre, tout entier truqué, s'achève sur une énorme imposture.
« L'Histoire n'avoue jamais », a-t-on dit. Depuis 62, elle a tout de même avoué certaines choses. Pas un instant Malraux n'en tient compte. Sa mythomanie le dispense de toute justification.

 

 

 


[1] C'est lui qui emploie le mot penser.

[2] A propos de l'affaire Djamila Boupacha.  

[3] En avril 59, Mgr Rodhain estimait à un million et demi le nombre des « regroupés » et faisait de leur condition une description affreuse que confirmèrent des journalistes de droite et même des généraux.

 

 

octobre 2006