En mai dernier, j’ai envoyé l’article qui suit à divers journaux (Le Figaro…). à Gérard Courtois au Monde, il était accompagné du mot suivant :

Dans la livraison du Monde datée de ce jour [26 mai 2006] Jean Birnbaum qualifie André Malraux de « héros de l’escadrille España ». Il s’agit d’une surévaluation des actes du grand homme national, habituelle dans un journal qui prétendait dans la nécrologie parue le 24 novembre 1976 qu’il était le « Hugo de notre siècle ».

A l’occasion du soixante-dixième anniversaire du déclenchement de la guerre d’Espagne et du trentième anniversaire de la disparition de Malraux, peut-être intéresserait-il vos lecteurs de savoir quelle a été véritablement l’action de celui-ci en Espagne en 1936. L’article ci-joint devrait pouvoir les éclairer.

 

 

André Malraux et la guerre d’Espagne

 

Les épisodes de la vie d’André Malraux ont toujours fait l’objet de récits contradictoires. Il en est ainsi de son engagement auprès de la République espagnole en 1936. Pierre Marcabru a bien décrit cette divergence dans Le Figaro du 26 avril 2001 : « Qu’a fait Malraux pendant la guerre d'Espagne? Pour les uns, dont Paul Nothomb qui vient de publier un album Malraux en Espagne (Phébus), c’est un archange, un entraîneur d'hommes, un chef, pour les autres, des officiers espagnols surtout, c'est un désorganisateur né qui allie l’incompétence à la suffisance. L’escadrille Malraux relève selon eux, à quelques exceptions près, de la pagaille, de la frime et du dilettantisme. Allez savoir! En tous les cas, elle a existé et servi. »

Serait-il possible de lever l’incertitude ? C’est ce que nous allons faire.

 

André Malraux

écartons tout de suite les dires et écrits de Malraux lui-même : on sait trop combien il avait une relation particulière avec la vérité. Rappelons par exemple sa déclaration en 1933 devant les caméras de Pathé Journal et des Actualités Gaumont lors de l’attribution du prix Goncourt à La Condition humaine : « J’ai essayé… de montrer quelques images de la grandeur humaine, les ayant rencontrées dans ma vie dans les rangs des communistes chinois… » A la date des évènements décrits dans l’ouvrage, le plus loin où il soit allé en Chine était Hong Kong, pendant quelques jours, et il n‘a jamais été camarade des communistes chinois. Rappelons aussi les différentes versions qu’il a données de son action supposée en 1940-41 : la « réorganisation d’un régiment de chars », « un des exécutants du premier dynamitage (Toulouse) », «  chef du sabotage et du dynamitage du centre »…, alors que, pendant cette période, sur la Côte d’Azur, il pouponnait avec Josette Clotis leur fils né en octobre 1940 - un second naîtra en novembre 1943, qu'il fera parrainer par son copain fasciste et antisémite Pierre Drieu la Rochelle. S’agissant de l’Espagne, sa mythomanie s’est donnée libre cours devant André Gide qui rapporte dans son Journal (4 septembre 1936) : « Son espoir est de rassembler [les forces] des gouvernementaux ; à présent il a pouvoir de le faire. Son intention, sitôt de retour, est d’organiser l’attaque d’Oviedo. »

Beaucoup se sont cependant laissés abuser, notamment Pietro Nenni, chef du Parti Socialiste italien, qui a suivi la situation espagnole sur place, en tant que directeur du journal de l’émigration socialiste en France. Son livre La guerre d’Espagne (Maspero, 1959) est une reproduction des affabulations du héros, que celui-ci lui délivrait à table : « Je vais parfois dans un restaurant basque avec Malraux et sa femme… On commente passionnément les faits du jour. Nous sommes comme des arcs tendus par un archer invisible et pourtant présent : la révolution. La vie de beaucoup d’entre nous est en train de s’enrichir d’une expérience décisive. »

Les témoignages sur des exploits supposés de l’escadrille España et son chef admirable sont ainsi, soit recueillis de la bouche de Malraux, soit de seconde main, comme ceux de journalistes américains (L. Fisher, H. Matthews), d’un chef britannique de bataillon des Brigades Internationales (T. Wintringham), d’un ami soviétique de Malraux, Ilya Ehrenbourg…

Signalons enfin qu’André Malraux n’avait aucune compétence militaire, ayant été réformé de façon définitive pour troubles nerveux en 1922. Il ne savait pas piloter un avion, ni conduire une voiture, ni même faire du vélo !

 

Paul Nothomb

Comme l’indiquait Marcabru, le premier responsable de la version magnifiée de l’action de l’escadrille est Paul Nothomb, qui en fut le commissaire politique, envoyé par le Parti communiste belge. Il fait aujourdhui figure de témoin «officiel» : adoubé par les héritiers et amis du grand homme, on le verra présenter son livre Malraux en Espagne à l’Institut Cervantes à Paris accompagné par Florence Malraux et Jorge Semprun [Jorge Semprun, préfacier de Nothomb, n’a pourtant été mêlé en aucune façon à la guerre d’Espagne : né le 10 décembre 1923, il avait 12 ans et demi lors de l’insurrection militaire, et 15 ans et quelques mois à la chute de Madrid. De plus, son père, diplomate aristocrate (José María de Semprún y Gurrea), a emmené toute sa famille aux Pays-Bas, puis en Suisse, puis à Paris, dès les premiers jours du soulèvement]. A ce titre, il sera interrogé longuement par tous les biographes, à commencer par le dernier en date, Olivier Todd. Il exposera ses thèses dans la plupart des revues et magazines (la Revue des deux mondes en novembre 1996 par exemple), et on le verra sur tous les plateaux de télévision, chez Bernard Pivot, Ardisson, Philippe Tesson… jusque chez Patrick Rotman, dans une émission titrée Malraux dans les combats du siècle.

Ses théories principales : au moment de l’insurrection, la République ne disposait d’aucune aviation, et c’est Malraux qui a « inventé » l’aviation républicaine ; la « bataille de Medellin » le 16 août a vu l’escadrille de Malraux mettre en déroute les insurgés, ce qui a permis de ralentir leur progression, donc de permettre à la défense de Madrid de s’organiser, donc de « sauver Madrid »… Toutes assertions fausses dont la réfutation est aisée. Ajoutons que l’essentiel de ces fables est relatif à des épisodes (la création de l’unité, la bataille de Medellin…) dont Nothomb n’a pas été le témoin, car il est arrivé dans l’escadrille en septembre.

Pourquoi ces embellissements et falsifications, pourquoi son admiration, son attachement, et sa fidélité indéfectibles pour André Malraux ? L’épisode des années 40 dont le récit va suivre donne la clé.

Né en décembre 1913 (Il est décédé récemment, le 27 février 2006) dans une famille aristocratique bruxelloise, Paul Nothomb était membre du Parti communiste belge depuis l’âge de 17 ans. Fort du prestige acquis en Espagne au côté de Malraux, il était le responsable de l’appareil militaire du Pcb, les PA (Partisans armés), lorsqu’il est arrêté par la police allemande le 13 mai 1943 et incarcéré. Transféré dans les locaux de la Gestapo à Bruxelles il se dit converti au national-socialisme, donne des noms, et assiste aux interrogatoires afin de convaincre les détenus de cesser toute résistance et de parler. Un billet écrit en détention par une de ces victimes, Annette Cahen, secrétaire du chef du Pcb, laquelle ne reviendra pas de déportation, signale : «Interrogée 1 seule fois la nuit du 7 au 8/7 [1943] avec intermédiaire de petit Pol, le salaud…» Du 2 juillet au 30 août interviendront 104 arrestations de communistes ou sympathisants. 76 seront déportés, 12 exécutés et 8 mourront en déportation. Après la Libération, Nothomb est arrêté en juin 1945 sur plainte de quelques uns de ceux qu’il avait dénoncés. Les procès ont lieu en 1946 (conseil de guerre et Cour militaire) et il est condamné d’abord à 2 ans de prison, puis 8 ans en appel. Après un court emprisonnement, il part en France où il prend le nom de Julien Segnaire. André Malraux l’introduit chez Gallimard qui publiera ses 5 romans, et l’emploiera à la documentation d’écrits sur l’art (Tout l’œuvre peint de Léonard de Vinci, et Tout l’œuvre peint de Vermeer de Delft, 1952)... On comprend qu’il voue une reconnaissance profonde à André Malraux de lui avoir ainsi tendu la main et remis en selle.

 

Ignacio Hidalgo de Cisneros

C’est une tout autre qualité de témoignage qu’apporte Ignacio Hidalgo de Cisneros dans le livre " Virage sur l'aile " (Éditeurs français réunis, 1965) : il était le général en chef de l’aviation républicaine, donc le responsable supérieur de la glorieuse escadrille de mercenaires « commandés » par Malraux. Un témoignage capital. Pour lui « ... sa contribution en tant que chef d'escadrille s'avéra tout à fait négative... loin d'être une aide ils furent une charge. » Contre-feu des admirateurs de Malraux comme Semprun et Nothomb : Cisneros était resté communiste lorsqu’il a écrit ces lignes plus de vingt cinq ans plus tard, et son but était de se venger du renégat Malraux, devenu anticommuniste avec le RPF. Dispose-t’on de documents d’époque permettant de se faire une opinion ? Les archives militaires à Madrid sont malheureusement très pauvres, et inexistantes de l’escadrille elle-même, ce qui ne surprend pas, compte tenu des qualités administratives bien connues d’André Malraux. Toutefois, Robert S. Thornberry [André Malraux et l'Espagne, Librairie Droz, Genève, 1977. L’ouvrage effectue une mise au jour précise des effectifs et des matériels de l’escadrille, des opérations effectivement réalisées, et des écarts entre la réalité et sa transformation dans le roman L’Espoir. Il manque toutefois de distance critique et fait une place excessive aux dires de Malraux et Segnaire-Nothomb] a trouvé un rapport du 2 septembre 1936 du sous-secrétaire de l’Air Antonio Camacho qui corrobore parfaitement les dires de Cisneros. Voici la traduction (personnelle) d’un extrait : « … Tout ce qui a été exposé ci-dessus montre que le personnel français agit non avec autonomie mais avec une indépendance individuelle confinant à l’anarchie, ce qui fait que, pas seulement inutiles, ils sont nuisibles car ils introduisent le désordre où ils passent et on ne peut compter sur l’exécution des tâches qui leur sont confiées. Aussi, la hiérarchie considère nécessaire que les personnels susdits soient réunis sur un seul aérodrome et sous les ordres d’une personne responsable, qui ait de l’autorité sur les hommes et qui puisse répondre de ce commandement et de l’exécution des missions qui leur sont demandées. »

Tous les autres témoignages confirment les dires d'Hidalgo de Cisneros, à commencer par celui de Nothomb lui-même, qui surprend dans son livre Malraux en Espagne avec les lignes suivantes : « Malraux n'apprécie guère ce genre de fantaisie... et nous le fait savoir : "On raconte déjà partout que l'escadrille Malraux est un cirque, ça suffit comme ça !" ... Il sait qu'on nous a à l'oeil... »

Clara Malraux dans La Fin et le Commencement (Grasset, 1976) atteste que l’opinion du général en chef de l’aviation républicaine était la même à l’époque et n’avait donc rien à voir avec le compagnonnage communiste : « … l’escadrille était durement attaquée par le général de Cisneros qui l’accusait de tout. » De plus, son récit de l’inspection de Serre, « directeur socialiste militant d’Air France », montre que les matériels étaient dans un état déplorable : « Je n’ai jamais vu une telle pagaille… Il faut que cela finisse. Je ne vous enverrai plus une pièce de rechange. » Enfin, la dangereuse incompétence du chef de l’escadrille est la cause des plaintes auprès d’elle de l’un des pilotes, ami du couple Malraux, Édouard Corniglion-Molinier (1898-1963 - il sera le producteur du film Sierra de Teruel-L’Espoir) : « Ton homme a encore fait des âneries… Tel avion est hors d’usage… C’est un miracle si nous n’avons pas eu plus de pertes…Cet ordre était idiot, tu comprends… Un tel et un tel sont blessés, pour rien, tu comprends ?…»

 

Jean Gisclon

Un pilote de l’escadrille a aussi apporté son témoignage. C’est Jean Gisclon, né en 1913, héros de l’aviation française, qui, selon l’association « Vieilles Tiges » (sur Internet à l’adresse http://www.vieillestiges.com/Hommes/html/HommesAiles.html ), présente les décorations et états de services suivants : « Commandant. As de guerre avec 6 victoires. Commandeur de la Légion d'Honneur. Croix de Guerre 39/45 avec 6 palmes. Médaille de l'Aéronautique. Air Medal américaine. 6025 heures de vol dont 5850 militaires. »

Son livre La désillusion : Espagne 1936 (France-Empire, 1986) est accablant pour André Malraux : « …à aucun moment il ne fait allusion à l’échec total de la mission dont il avait été chargé : la création d’une escadrille qu’il avait voulu internationale et parfaitement opérationnelle. Un échec dû en grande partie à son inexpérience dans le domaine de l’aéronautique et celui du commandement ; et à son refus de la plus élémentaire concertation avec les premiers pilotes professionnels qui composèrent cette escadrille « España ». Peut-être par crainte qu’ils ne le frustrent un peu de sa gloire. » Plus loin est décrit son rôle réel : « … l’Esquadra España… dont André Malraux, qui se trouvait à Albacete, était en quelque sorte le gestionnaire et l’agent de liaison. Journaliste, n’ayant aucune connaissance de l’aviation, Malraux faisait plutôt figure d’un Lord Byron de cette épopée révolutionnaire que d’un Villebois-Mareuil donnant sa vie, quarante ans plus tôt, pour la cause des Boers. Volubile, grandiloquent, il était plus un tribun qu’un organisateur, le lien, au cours des premières semaines de cette guerre, qui reliait le cabinet de Pierre Cot à celui de Prieto, ministre de l’air et de la Marine, à Madrid. » Tout au long du livre sera confortée l’image d’un Malraux incompétent, sans autorité et déconsidéré : « …Nous étions tout de même parvenus à nous faire prendre au sérieux par les Espagnols. - Nous, oui, s’écria Thomas avec force, mais, hélas, pas Malraux. »

On comprend mieux pourquoi sur les plateaux de télévision et dans la presse on préférait recourir à Paul Nothomb, le protégé et l’employé de Malraux, dont aucune mise en cause du grand homme national n’était à craindre, au contraire ! Un journal a cependant fait appel au témoignage de Jean Giscon, France Soir, dans un numéro spécial remarquable du 26 avril 2001. Les deux pages entières sont appelées en « une » par : « Mythe. Tout ce qui n’a pas été dit sur Malraux le « héros ». L’écrivain vénéré de la guerre d’Espagne et de la Résistance avait bien caché son jeu. Révélations sur une icône au moment où sort sa biographie par Olivier Todd. »

L’entretien passionnant avec Jean Giscon a été conduit par Jean-François Kervéan. En voici quelques extraits : « [Malraux] n’était pas antipathique. Mais nous, militaires professionnels, avons vite compris qu’il s’agissait d’un rigolo. Un beau parleur qui ne parlait pas espagnol. Il était là pour jouer une carte politique et personnelle. » « Que Malraux et son escadrille aient pu, à trois ou quatre appareils, stopper la colonne franquiste ou, comme on l’a prétendu, sauver Madrid, c’est une vaste fumisterie. Malraux jouait dans son coin, avec une belle conviction, peu d’efficacité et aucune compétence. » « … [à cause] de tous ces gens, opportunistes, militants, aventuriers, qui étaient venus jouer une carte personnelle, sans avoir le vrai sens du combat, de la discipline. Et la guerre d’Espagne fut un échec et j’en suis triste, à cause de tous ces gens comme Malraux. »

*

La cause est entendue : Malraux est bien le « désorganisateur né qui allie l'incompétence à la suffisance » mentionné par Pierre Marcabru et «  L’escadrille Malraux relève… à quelques exceptions près, de la pagaille, de la frime et du dilettantisme. »  Son action n’a toutefois pas été inutile, comme le reconnaît d’ailleurs Ignacio Hidalgo de Cisneros : «Malraux, écrivain de grand renom, pouvait utilement servir notre cause » et, à ce titre, il était légitime qu’il obtienne le diplôme de « bienfaiteur de l’Espagne républicaine » que lui a remis Dolores Ibárruri, la Pasionaria. Il fera ainsi aux états-Unis, en mars-avril 1937, une tournée de propagande et de collecte de fonds pour la République espagnole, au cours de laquelle il a dit devant un auditoire new-yorkais :  « … Staline a rendu la dignité à l’espèce humaine. Et, tout comme l’inquisition n’amoindrissait nullement la dignité fondamentale du christianisme, ainsi les procès de Moscou n’amoindrissent nullement la dignité fondamentale [du communisme]. » Alors qu’au même moment, se déroulait en URSS la « Grande Terreur » qui a fait 700 000 morts entre 1936 et 1938, que Dolores Ibárruri lançait la chasse aux militants du POUM et qu’Andrès Nin était assassiné… Mais ceci est une autre histoire…

 

 

© Jacques Haussy