LES FRÈRES SÉPARÉS (2) de Maurizio SERRA, La Table Ronde, 2008, la petite vermillon 2011.



Le livre de Maurizio Serra sur Drieu, Aragon et Malraux, "frères séparés", fait l'objet d'un compte-rendu par ailleurs (cf. TH Serra 1). Il présente une lacune étonnante : il passe sous silence la protection demandée aux autorités allemandes par Pierre Drieu La Rochelle en faveur de ses amis. Plus précisément, il mentionne bien le sauvetage de Paulhan grâce à Drieu (p. 196), mais il omet celui d'André Malraux. Ce mutisme est d'autant plus surprenant que le préfacier, Pierre Assouline, a fait état de la requête de Drieu dans son Gaston Gallimard (Gallimard, 1984, p. 319). Interrogé à ce sujet sur son blog, il a répondu (11 mai 2008 à 11:18) : "C’est vrai, Jacques Haussy, j’aurais pu, si j’y avais pensé, seulement voilà…", ce qui est un peu court ! C'est l'occasion de revenir sur cet épisode de la vie du Grand Homme et d'examiner toutes les pièces du dossier.


D'abord le dossier des protections allemandes. Un document essentiel est l'extrait (p. 48) qui suit de Un Allemand à Paris de Gerhard Heller (Seuil, 1981), que l'on pourra compléter par la vidéo du numéro d'Apostrophes du 13 mars 2001 (sur ina.fr - invités : Henriette Nizan, Annie Cohen-Solal, Gerhard Heller, Claude Mauriac, Olivier Todd) :

C'est au cours d'un repas chez lui [Drieu], alors que Gabrielle, sa gouvernante, nous avait servi du lapin, devenu fort rare en ce début 1941, qu'il me dit (comme il avait dû le faire également avec Epting et peut-être Abetz) : « Veillez à ce qu'il n'arrive jamais rien à Malraux, Paulhan, Gaston Gallimard et Aragon, quelles que soient les allégations dont ils feraient l'objet. »

J'eus, par la suite, plusieurs fois l'occasion de vérifier la sincérité et l'efficacité de sa sollicitude. Ainsi, lorsqu'en mai 1941 Paulhan est arrêté, longuement questionné au sujet de ses relations avec le réseau du musée de l'Homme et soupçonné d'avoir caché chez lui la ronéo du réseau [...], il ne fut libéré que grâce à l'intervention de Drieu qui mit, pour lui, tout son poids dans la balance et l'emporta. Paulhan en était d'ailleurs tout à fait conscient, qui écrivait à Drieu, le 20 mai, le billet suivant : « Mon cher Drieu, je crois bien que c'est à vous seul que je dois d'être rentré tranquillement ce soir, rue des Arènes. Alors, merci. Je vous embrasse. Jean Paulhan. »

Certes ces souvenirs ont été reconstitués quarante ans plus tard. Ils embellissent sans doute le rôle joué par leur auteur. Méritent-ils la qualification d' "auto-réhabilitation" et d' "auto-absolution" que leur décerne Gérard Loiseaux dans son La littérature de la défaite et de la collaboration (Publications de la Sorbonne, 1984) ? Lequel va jusqu'à écrire (p. 483) qu'il est "une illustration convaincante de ce révisionnisme qui prétend falsifier l'Histoire de cette période". Lui-même, dans un sens opposé, n'échappe pas à ce travers. Par exemple il mentionne, en minimisant et dévaluant l'intervention d'Heller, un mot de remerciements de Paulhan de juin 1944, mais il omet le billet à Drieu du 20 mai 1941 mentionné ci-dessus. Ce billet est la preuve éclatante de l'efficacité de la protection accordée par l'Occupant, à la demande de Drieu ou d'autres. Loiseaux est obligé de la reconnaître (p. 473), même si c'est de façon réticente et contournée, s'agissant de Gérard Boutelleau, fils de Jacques Chardonne.

Il reste que Heller ne mentionne pas le sauvetage de Malraux, lequel il connaît pourtant bien et regarde avec Ernst Jünger "comme un écrivain très important" (pp. 158-159). C'est donc qu'il n'a pas eu à en connaître. Il est vrai que l'arrestation est tardive et date du 22 juillet 1944, soit près de 7 semaines après le Débarquement de Normandie, et 4 semaines avant que Heller et les autorités allemandes ne quittent Paris. Le livre de Heller fait mention d'écrivains sauvés, il signale aussi des échecs (Jean Cayrol, Robert Desnos, Max Jacob...), et celui de Gérard Loiseaux dresse une liste de nombreux autres qui ont connu un destin tragique (p. 491). Pour être complet sur le sujet des sauvetages de français par des Occupants il faudrait s'assurer que les livres de souvenirs d'Otto Abetz, de Karl Epting... n'en font pas mention. On se reposera sur la lecture qu'en a faite Loiseaux, qui n'en souffle mot, pour passer au dossier de l'arrestation d'André Malraux.


Les circonstances de l'arrestation d'André Malraux le 22 juillet 1944 sont bien connues : une traction avant Citroën siglée "FFI", et "drapeaux français et anglais déployés au vent", chargée de cinq personnes, tombe à l'entrée de Gramat, vers 17 heures, sur un barrage allemand qui ouvre le feu, tuant le chauffeur, Marius Loubières. Trois des passagers s'échappent (George Hiller, agent du SOE et son garde du corps Émilio Lopez, et Henri Collignon du groupe indépendant Vény), et Malraux est fait prisonnier. 28 jours plus tard, le 19 août, il est libéré de la prison Saint-Michel de Toulouse. Les résistants de la région posent la question : « Pourquoi les Allemands - et surtout ce groupe de combat de la si redoutable 11e Panzer Division - épargnent-ils Malraux alors qu'ils venaient d'essayer de le tuer ? » (voir TH Salses). En effet, pourquoi ?

Quatre hypothèses ont été formulées :

- selon Lacouture, un chantage à des exécutions de prisonniers allemands aurait été exercé : "René Jugie (Gao) assura être en mesure de faire prévenir le colonel Böhmer, commandant de la garnison de Brive [...] que si Berger-Malraux était passé par les armes, les quarante-huit prisonniers aux mains de l'AS-Corrèze le seraient aussi. Et il appuya cet ultimatum en remettant la liste des prisonniers en question à Böhmer". Todd n'en fait pas mention, et en tout état de cause ce commandant de garnison ne paraît pas avoir été en mesure d'influencer les responsables de l'arrestation.

- des sommes auraient été versées "pour la libération du colonel Berger" (voir Todd pp. 348-349 et Lacouture, p. 291 - au passage, comme à chaque relecture de ce dernier biographe, on est consterné de voir à quel point il est dépassé. Par exemple, p. 301, il accrédite la thèse des Antimémoires selon laquelle "il put ramener au jour le merveilleux retable de Grünewald qu'il admirait entre tous, caché dans les caves du Haut-Koenigsburg (sic)". Françoise Theillou, dans un article titré "André Malraux et le retable d'Issenheim" - voir http://www.malraux.org/index.php/articles/1369-theillou2.html - dément bien entendu ces allégations).

Les Allemands étaient-ils corruptibles ? Ne s'agit-il pas plutôt d'une façon commode de justifier des sommes évaporées des comptes de certains groupes (Vény et SOE notamment) ?

- "ils [les Allemands] n'avaient pas le bon dossier", selon les Antimémoires. Invraisemblable également : l'Occupant n'avait pas la réputation de mélanger les dossiers et de confondre les identités, surtout s'agissant de personnes arrêtées quatre mois auparavant.

- reste l'explication la plus crédible : des protections allemandes ont joué. C'est celle que les Résistants de la région ont retenue. Certains disent même crûment : «Malraux avait des accointances avec les boches» (voir TH Salses).


Ici se place un épisode qu'Olivier Todd mentionne, mais en ne le datant pas et en le mettant en doute (note 28 du chapitre 22, p. 646 : "On racontera que Soleil a enfermé Malraux dans le coffre de sa voiture. Douteux.") L'histoire est racontée par René Coustellier (Le Groupe Soleil dans la Résistance, Fanlac, 1998, pp. 367-368. Voir TH Coustellier. Todd a commis la faute d'ignorer ce témoignage, alors que le SOE et son protégé André Malraux ont été sous la garde du Groupe Soleil pendant quelque temps). Malraux, à la surprise générale, réapparait à une réunion FTPF à Limoges le 7 septembre, 19 jours après sa sortie de la prison de Toulouse. Persuadé qu'il est un traître, Soleil le fait enlever l'après-midi dans le coffre d'une voiture, et emmener dans une ferme de Pétrou (près de Belvès, sud de Périgueux, entre Bergerac et Brive). Ils attendent l'accord de Marius Patinaud, dirigeant communiste, lequel s'oppose à l'éxécution. Le lendemain matin il est libéré.


Pierre Drieu La Rochelle a été plus qu'un frère pour André Malraux. Il a payé de sa vie sa compromission avec l'Occupant et cette collusion a permis à son ami de rester sauf.


© Jacques Haussy mai 2011