FRANÇOIS MITTERRAND ET MALRAUX dans les Chroniques "La Paille et le Grain" et "L'Abeille et l'Architecte" (Flammarion, 1975 et 1978)



Je savais l'aversion du Président Mitterrand pour André Malraux (voir Ad Rouart), mais j'ignorais les détails. Les voici dans des extraits de La Paille et le Grain et L'Abeille et l'Architecte. Merci à Claude Pillet de les voir signalés (http://www.malraux.org/index.php/bibliosuram/selectionsuram/83-critiqueshostiles.html).

Il faut rappeler qu'André Malraux est mort le 23 novembre 1976. Le texte daté du 24 novembre a donc valeur de nécrologie.




Lundi 6 mars [1972]

« J'approchai par degrés de l'oreille des rois

Et bientôt en oracle on érigea ma voix. »

Athalie III, 3


L'étonnant document ! Je veux parler de l'interview accordée par André Malraux à Jean Mauriac et diffusée à grandes guides par l'A.F.P. L'auteur des « Antimémoires » retranscrit le dialogue qu'auraient tenu de Gaulle et Mao s'ils s'étaient rencontrés. « La sténographie eût été shakespearienne », assure-t-il pour commencer.

Du coup, notre devin se mue en sténographe. « Eh bien, dit de Gaulle à Mao, quand vous étiez la Chine, il n'y avait pas de Chine. » Et Mao de répondre : « Quand vous étiez la France, il n'y avait pas de France. » « J'ai fait la Longue Marche, continue Mao, et vous, qu'avez-vous fait ? » « J'ai fait la Résistance », dit de Gaulle. A ce point de ma lecture, j'ai pu m'empêcher de rire, mais la phrase suivante a eu raison de moi. « Mao, cet empereur de bronze, pensait que de Gaulle était une sorte de réalité de l'Iliade. » Va pour l'Iliade, mais le bronze ?

Fontenelle raconte que Démosthène se plaignait des oracles de Delphes, qu'il jugeait trop conformes aux intérêts de Philippe de Macédoine. Je n'accuserai pas Malraux de « philippiser » (le néologisme est de Démosthène) les messages de l'au-delà et j'admets que la pythie soit obscure, puisque telle est la condition de pythie. Je laisse donc à mes lecteurs le soin de traduire dans la langue de leur choix les sentences que voici, recueillies par le pieux Jean Mauriac, et tombées de la bouche inspirée : « Mao nous avait dit : nous n'avons pas de successeur. S'il y en a un, il sera maoïste » ; ou bien : « Staline m'a dit : on a cru que nous serions sauvés par la révolution européenne, mais c'est la révolution européenne qui sera sauvée par l'Armée rouge » ; ou encore : « L'erreur des Américains est de croire que la Longue Marche, c'est comme si on était allé voir Staline en pensant aux attaques de banque. »

M'intrigue davantage le « quand vous étiez la Chine -- quand vous étiez la France », manière d'écrire l'Histoire comme j'imaginais qu'on ne le pouvait plus depuis Marx, qu'on ne l'osait plus depuis Seignobos. Ainsi, selon Malraux, la France n'existait pas au temps de Charles de Gaulle. Absorbée par consubstantiation, fondue dans la personne réelle de son chef. On devine comment l'explication théologique prépare le retour en force des vieux mythes.

Il est si commode, si tentant d'expulser un peuple de sa propre aventure en ramenant ses travaux et ses luttes au récit linéaire des naissances de rois, des fiançailles de princesses, des dates de batailles. Un grand homme surgit, et tout commence et tout finit. Suspecte simplicité qui dispense de chercher ailleurs les lois des sociétés humaines. Je crois à l'importance du général de Gaulle, non à sa nécessité. Une situation donnée l'a produit et non pas le contraire. L'Histoire ne connaît pas la prédestination. A la limite, un peuple n'a besoin de personne pour devenir ce qu'il est.

Je n'aurais peut-être pas relevé l'interview en question si je n'avais lu ce matin, dans « L'Express », un article qui m'apprend que Malraux tourne, avec Claude Santelli, une émission-fleuve intitulée : « La légende du siècle », que la série sera programmée à partir du 15 avril en dix émissions d'une heure, que c'est, enfin, « la plus grosse opération du genre montée par la télévision » « Le plus fascinant des guides », « extraordinaire visionnaire », « fantastique carrousel dans le temps », sont les moindres mots du vocabulaire extatique employé par le journaliste qui signe ce papier. Malraux s'y promène en la compagnie familière de Robespierre et de Gandhi, de Lénine et de saint Bernard, de Michelet et d'Alexandre le Grand, sans oublier, bien entendu, le subtil empereur de bronze.

Rendez-vous dans un mois devant le petit écran. Pour les hommes de mon âge qui l'ont lu à vingt ans et ne l'ont pas relu à quarante, survit un certain Malraux celui de « La Condition humaine » et de « L'Espoir », qu'ils n'ont pas cessé de ranger parmi les chefs-d'œuvre, malgré une imprudence commise il y a peu. Ayant ouvert « La Voie royale », le livre m'est tombé des mains. Une piété persistance m'a fait oublier ce mouvement d'humeur, comme elle a estompé l'accablement causé par « Le Musée imaginaire », la stupeur tirée des « Antimémoires », l'ennui distillé par « Ces chênes qu'on abat ». Mes réserves de foi ne sont pas épuisées, puisque j'y recours encore. Après tout, Barrés, son maître, comme il l'est d'Aragon, n'a pas davantage économisé les livres inutiles. Reste aussi que Malraux est cet incomparable conteur que j'ai eu la chance d'entendre à Crans-sur-Sierre, quelque soir d'une douce semaine de juin 1956. A la lueur des bougies du chalet suisse où nous dînions, les sabots des chevaux mongols frappaient le sol de Samarcande.

Je me demande, à ce propos, si Malraux n'appartient pas à cette lignée d'écrivains dont le génie s'exprime tout entier dans la conversation et se dissipe dans l'écriture. Les contemporains de Chamfort le considéraient comme le premier d'entre eux. Chateaubriand accordait ce rang à Joubert, Léon Daudet éblouissait ses auditeurs. Privée de l'éclat du verbe, qu'est devenue cette primauté ? Notre Malraux de 1933 était fichtrement actuel avec son rythme syncopé de cinéma déjà parlant, avec ses reportages à façon de roman. Mais le personnage a, par la suite, éclipsé l'œuvre; on n'a plus remarqué que lui et on les a pris l'un pour l'autre. Regrettable quiproquo.


Mardi 24 novembre [1976]


André Malraux était du voisinage, du paysage de notre vie. Comme une lumière dans la maison d'en face et qui s'éteint, un peu plus d'ombre occupera l'espace et le temps devant nous. On soupçonne mal aujourd'hui le choc que provoqua La Condition humaine dans les années du dernier avant-guerre. Venant juste après la sienne, ma génération lui doit, adolescente, d'avoir rencontré le monde plus tôt. J'ai raconté naguère comment je m'en suis dépris alors qu'à quarante ans j'essayais de saisir le pourquoi de notre amour fou. Toute déception rend injuste et je le suis resté longtemps. La grâce éventée, je ne distinguais que le fard, et les chevilles de l'éloquence littéraire. Même La Condition humaine, même L'Espoir perdirent à mes yeux leur attrait. Sans parler du Musée imaginaire qui, pour moi, n'en a jamais eu. Je n'écrirais rien sur ce mort qu'accompagnent superbement les cuivres des oraisons funèbres si le Malraux vivant, rêvant, philosophant de l'œuvre ultime n'avait réveillé d'anciennes résonances. Que de fois me suis-je arrêté sur certaines pages de Lazare pour m'entendre les relire ! Lazare ressuscité sort de la mort avant d'y retourner. Il marche en sens inverse des autres hommes, de tous les autres, qui procèdent de leur naissance. Chargé du poids terrible d'un au-delà sans souvenir, il cherche à révéler un secret dont il ne sait rien. Et, de sa voix brûlée au feu des soleils noirs, il parle, dépouillé de sa luxuriance. Seul et nu, tâtant le tour de son lit pour y retrouver l'humble sécurité des objets, mais l'esprit en voyage et toujours en chimère. Malraux-Lazare m'atteint. Je ne pense pas, comme Hervé Bazin, qu'il soit avec Proust le plus grand romancier du siècle. Entre les deux, la liste est longue qui dément ce propos. Je ne crois pas non plus qu'il sera jugé par la postérité sur son œuvre. J'ai vécu avec lui quelques jours d'il y a vingt ans. Celui que j'ai connu, je l'ai perçu comme un médium. Il lui fallait parler, non écrire, pour transmettre. Alors, il exprimait la fulgurance qu'on prête aux astres morts, et qui continuent d'éclairer notre nuit.


décembre 2009