L'ESPRIT DES LETTRES I, de Jacques LAURENT, Éditions de Fallois, 1999.



Ces jours-ci est paru le tome II de L'Esprit des Lettres, recueil d'articles de Jacques Laurent, extraits cette fois de l'hebdomadaire Arts (1954-1958). C'est donc le bon moment pour commenter la lecture du premier tome, lequel reproduit des articles issus des revues La Table Ronde (1947-1953) et La Parisienne (1953-1958).


Cette lecture est un bonheur. Et pas seulement celle du pamphlet célèbre Paul et Jean-Paul tiré de La Table Ronde de février 1951. Celui-ci est d'ailleurs quelque peu décevant, car Paul Bourget (1852-1935), qui fut glorieux (Académie française, Grand officier de la Légion d'honneur...), et que Laurent rapproche satiriquement de Jean-Paul Sartre, est aujourd'hui un quasi-inconnu. Mais bien d'autres personnages et œuvres font l'objet d'analyses, toujours plaisantes et lucides. On signalera ici, avec le portrait chaleureux de la romancière, l'éloge du roman de Louise De Vilmorin Les Belles Amours (pp. 349-351). Le roman de Julien Segnaire (alias Paul Nothomb) Les Dieux du Sang est en revanche étrillé (pp. 378-379), à la façon ironique de l'auteur (on a l'impression de reconnaître le personnage central, "un non-conformiste, un singulier, un absolu", et... un aviateur) :

Bien que la langue de Julien Segnaire soit mauvaise et encombrée, nous avons vraiment une vue magnifique des profondeurs obscures du ciel sur Hambourg en flammes.


Notre intérêt principal sera bien entendu pour ce que Jacques Laurent a écrit d'André Malraux. Ceci à trois reprises, en avril 51, mai 54 et mai 56.

La première mention est anodine et anecdotique (p. 124). Dans un article relatif à Gide et à la relation entre l'homme et l’œuvre, La Condition humaine est prise en exemple :

La Condition humaine ne serait pas La Condition humaine si nous ignorions que Malraux trouva l'aventure en Orient.

Or, que reste-t-il de La Condition humaine lorsque l'on sait que l'aventure asiatique était une imposture ?

Le deuxième commentaire de Jacques Laurent est beaucoup plus notable (pp. 306 à 315). Il est relatif à une réponse que lui fit Malraux à une accusation de "fabricant d'une petite escroquerie verbale de tribun" à la tribune de l'Assemblée en décembre 1945 (février 54, pp. 281-282). Cette réponse se termine par "Il ment", ce qui le mit dans une fureur froide et lui fit écrire :

... je n'avais pas affaire à un esprit honnête.

... son "il ment" m'obligeait à mettre en doute sa probité intellectuelle.

J'ai accusé Malraux d'avoir prononcé une phrase révoltante dans la bouche d'un homme qui se prétendait l'ami de la liberté.

... à Malraux : la politique parlementaire est faite de combinaisons assez sordides, mais était-il nécessaire qu'elle fût patronnée par votre nom ?

Enfin, la troisième réflexion est cinglante :

J'ai déjà écrit le mal que je pensais de la vie d'un Malraux. II faut que cet homme se méprise lui-même et bien facilement pour vivre tranquille en pelotant les chefs-d’œuvre plastiques alors qu'il a consacré la première partie de son existence à jeter des jeunes gens sur de redoutables chemins, des jeunes gens qui sont morts ou dont l'engagement continue, ou qui contemplent les murs de leur prison pendant que leur merveilleux sergent-recruteur examine le sourire de la Joconde.


L'intellectuel Jacques Laurent, comme beaucoup d'autres, est consterné - il est vrai à partir d'idées fausses sur le personnage - par ce qu'est devenu Malraux et lui « pose la terrible question : "Qu'est-ce que tu m'as fait faire de ma jeunesse ?" »



© Jacques Haussy, juillet 2013