LE
MONDE SELON K., de Pierre PÉAN, Fayard, 2009
Dans
un premier temps, le passage qui suit du livre de Pierre Péan, tiré du
chapitre "Ma grande explication du monde, c'est l'hormone mâle",
faisait classer Bernard Kouchner parmi "Les
ignorants". Et puis son admiration pour Malraux, sa
sacralisation de l'action, son arrivisme, justifient de faire une
note particulière de cet entretien avec Jean-François Duval paru
dans le bi-mensuel suisse Le
Temps stratégique, n° 25, 1988, et commenté ici par Pierre Péan.
Au
fil du Monde selon K.
on n'est pas surpris de croiser Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann, Pascal
Bruckner... tous soutiens et amis du French
Doctor : tous des frères en malrauxlâtrie, qui tous rendent
hommage à son absence de scrupules "en
reconnaissant en Malraux un précurseur" (voir Cr Le
Monde 3/Dagen/Orwell ).
Malraux?
«Malraux est l'un des
rares écrivains français à s'être engagé réellement. Il a fait
la guerre d'Espagne, il était dans les Brigades internationales.
Peut-être n'a-t-il pas piloté lui-même tous les avions dans
lesquels il montait - peut-être même qu'il ne savait pas piloter !
Mais il était dans le coup ! Et de tout cela il a tiré L'Espoir
! La Résistance aussi, il l'a faite ! La Brigade Alsace-Lorraine,
c'était lui ! Et je me souviens avec émotion du moment où il a
voulu s'engager à bord du premier char, au début de la guerre du
Bangladesh. Il faisait des trucs comme ça, Malraux ! Il faisait ce
qu'il disait, en gros. Il allait au-devant d'un certain nombre
d'événements, il les vivait, il ne les regardait pas de loin... Et,
depuis la disparition de gens comme ceux-là, il n'y a plus un seul
véritable écrivain français. Parce qu'ils n'ont rien vécu, qu'ils
restent petitement chez eux. »
Qu'importe,
ensuite, si Malraux se trompe et invente. Ce qui compte avant tout,
pour Malraux comme pour Kouchner, c'est agir, en avoir et en donner
l'impression. [...]
«
Moi, j'aime les gens qui font des coups. » Dans son entretien
avec Duval, Kouchner montre progressivement une fascination pour
l'action en tant que telle, y compris l'action gratuite. Sachant
pertinemment que Malraux n'a pas vécu, loin de là, tout ce qu'il
rapporte dans ses romans, il y trouve néanmoins «
un parfum d'authenticité », surtout «
si on les compare avec les œuvres de ceux qui n'ont rien fait du
tout. Et il y a un engagement, une exigence morale ou philosophique,
derrière l'aventure, qui la justifie. Des gens comme Jack London,
Henri de Monfreid, Blaise Cendrars, Joseph Kessel, Pierre Mac Orlan,
ceux-là, oui, étaient des écrivains aventuriers : ils n'avaient
pas d'objet à leurs aventures. En quelque sorte, ils se promenaient
: ils descendaient dans des bars, rencontraient des femmes. Ils
brûlaient leur vie. Cette veine-là s'est perdue. »
Sentant
qu'il approche là de quelque chose d'important, Duval relance
Kouchner sur l'origine et le moteur de l'engagement : « Le moteur
d'un tel engagement, où est-il ? demande-t-il. Que cherche-t-on à
se prouver? Au retour d'une expédition en avion pour découvrir la
capitale de la reine de Saba, Malraux déclare : "Je me suis
lancé là-dedans parce que quand je fais un truc dangereux, je me
sens des couilles." C'est aussi ce qui te pousse ?
-
Tout le monde en est là, répond Kouchner. Ma
grande explication du monde, c'est l'hormone mâle : chacun, en
écrasant les autres, s'imagine qu'il va s'en sortir. Ça prend
différentes formes : la torture, les massacres, battre sa femme, ou
crier contre son voisin de palier, haïr les autres. Tout ça pour
oublier qu'on va mourir. Plus on s'agite, plus on s'imagine qu'on est
important et immortel. Il s'agit de canaliser tout cela : quitte à
se battre, battons-nous contre l'oppression ! »
Kouchner
aime manifestement le danger, il existe par lui. Il s'exalte quand il
égrène ses souvenirs du Biafra, du Tchad ou de l'Afghanistan, quand
il s'est retrouvé dans le dernier cercle - «
le cercle rouge », comme il dit. Quand, en novembre 1968, les
troupes nigérianes n'étaient plus qu'à cinq cents mètres de son
hôpital de campagne, qu'on entendait claquer les coups de feu,
Kouchner et ses compagnons attendaient, seuls dans les locaux vides,
l'arrivée des troupes ; ils étaient dans ce fameux «
cercle rouge ». Celui où la mort devient soudain
concrètement la plus proche des compagnes.
«
Le mieux, dans ces instants-là, explique Kouchner, c'est d'agir. Si
tu te planques sous un lit, la trouille est bien pire. Et puis il y a
toujours une part de petite fanfaronnade, l'air de la
Brigade légère qui résonne dans
ta tête. Tu te dis : au moins, si je meurs, je serai mort dans des
conditions cinématographiques », raconte-t-il à
Jean-François Duval. Et de conclure, lyrique : «
Ceux qui n'ont pas senti sur leur abdomen la menace d'une Kalachnikov
ne peuvent pas comprendre. C'est comme s'il y avait plusieurs cercles
concentriques. Et nous finissons toujours dans le dernier. Alors on
se dit : qu'est-ce que je suis venu foutre ici ? Et on ne peut
s'empêcher de se répondre à soi-même : eh bien, voilà, mon
vieux, c'est exactement cela
que tu cherchais, faire le malin, te prouver à toi-même que tu
existes en permettant aux autres d'exister... »
mai
2009