ILLUSTRE ET INCONNU - COMMENT JACQUES JAUJARD A SAUVÉ LE LOUVRE, un film de Pierre POCHART et Jean-Pierre DEVILLERS - Ladybirds Films avec Musée du Louvre, 2014, 56'



Jaujard-Malraux
 capture d'écran

Le 18 janvier dernier était diffusé sur France 3 ce film remarquable - il a été récompensé par un "Emmy Award" à New York en 2015 - consacré au héros que fut Jacques Jaujard, et, en particulier, à l'épopée extraordinaire de la mise en sûreté des trésors du Louvre en 1939 et années suivantes. Jaujard fut aussi un adjoint d'André Malraux au ministère des Affaires culturelles, ce que les biographes de celui-ci oublient ou méprisent parfois : Lacouture ne le mentionne même pas, et Todd en fait un "sbire" du ministre (p. 434). Curtis Cate lui rend toutefois justice (p. 475) :

Pour l'épauler dans le domaine des arts plastiques, Malraux fit appel à Jacques Jaujard, ancien chef de cabinet de Paul Painlevé qui, nommé directeur des Monuments historiques au ministère de l’Éducation nationale en 1939, avait, avec l'aide de Rose Vallant et de Lucie Mazauric-Chamson, et aussi, il faut bien le dire, avec la complaisance de deux officiers allemands (Wolf von Metternich et Harry von Tischowitz), réussi à cacher, notamment dans des châteaux du Lot, un nombre impressionnant de chefs-d’œuvre qu'auraient pu s'approprier, de force ou de ruse, ces « amateurs » voraces de statues et de toiles qu’étaient le Reichsmarschall Hermann Goering et le « philosophe » Alfred Rosenberg. On aurait eu du mal à trouver un homme mieux qualifié pour remplir les fonctions de secrétaire général du ministère que ce grand commis de l'État, rompu depuis longtemps aux pratiques administratives.

Les dernières minutes du film racontent cet épisode du ministère et dénoncent la lâcheté et la désinvolture avec laquelle Malraux s'est séparé de son collaborateur. On n'est pas surpris : on a déjà rencontré la même attitude du grand homme, avec Brigitte Friang par exemple.

Voici la transcription de la bande-son de ces minutes ultimes (des extraits lus des carnets personnels de J. Jaujard sont intercalés, remplacés ici par ...)  :


[52:19] En 1959 Jaujard est nommé secrétaire général du ministère de la culture que De Gaulle confie à son ami Malraux.

André Malraux, écrivain superstar, a pourtant échappé de justesse à 3 ans de prison ferme en 1923 pour le vol des bas-reliefs qu'il avait arrachés du temple de Banteay Srei au Cambodge. Jacques Jaujard, gardien du trésor, au service de Malraux, grand ministre et ancien petit vandale, l'ironie de l'histoire s'invite juste avant la fin.

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Des budgets à l'intendance il planifie tous les chantiers du nouveau ministère. Malraux, que Jaujard admire, le congédie pourtant sans élégance en avril 1966 après huit ans de loyaux services. Un matin, à 71 ans, c'est en entrant dans son propre bureau qu'il se trouve nez-à-nez avec son remplaçant. Il demande audience au ministre. Malraux répond qu'il veut du neuf, du nouveau, du moderne, mais lui promet un titre honorifique auquel Jaujard semble croire. Il attendra des mois que le téléphone sonne. Malraux n'appellera pas.

Jean Matthyssens (Ancien résistant/Neveu de Jeanne Boitel) : "J'ai essayé de le joindre au téléphone alors que j'étais à Stockholm, mais il a décroché et il m'a dit : «Ah c'est Jean. Mais je suis obligé de te laisser parce que j'attends un coup de téléphone d'André Malraux» et il a raccroché très vite. Vraiment, cet homme qui, à partir de cet instant-là, ne vivait que dans l'espoir qu'André Malraux allait lui téléphoner et qu'il pourrait continuer à servir l’État..."

Après 10 mois d'attente Jacques Jaujard démissionne. Il meurt le 22 juin 1967 d'une embolie pulmonaire et probablement de chagrin.

Malraux qui l'a mis à la porte fait baptiser de son nom une porte du Louvre donnant sur les jardins.

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Depuis Jacques Jaujard s'est fait oublier. Les héros très discrets restent toujours hors champ. Ce portrait de mémoire lui aura redonné peut-être, à défaut d'une place dans l'Histoire, au moins une place sur la photo.


janvier 2016