Lisez ce poème célèbre de Théophile Gautier (1811–1872), « L’Art »,tiré du recueil « Émaux et Camées » (1852) : il résume, en infiniment plus concis, intelligible et élégant, l’essentiel de la « pensée malrucienne » sur l’art.
 
OUI, l’œuvre sort plus belle
D’une forme au travail
    Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.
 
Point de contraintes fausses!         5
Mais que pour marcher droit
    Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit.
 
Fi du rhythme commode,
Comme un soulier trop grand,         10
    Du mode
Que tout pied quitte et prend!
 
Statuaire, repousse
L’argile que pétrit
    Le pouce         15
Quand flotte ailleurs l’esprit.
 
Lutte avec le carrare,
Avec le paros dur
    Et rare,
Gardiens du contour pur,         20
 
Emprunte à Syracuse
Son bronze où fermement
    S’accuse
Le trait fier et charmant,
 
D’une main délicate         25
Poursuis dans un filon
    D’agate
Le profil d’Apollon.
 
Peintre, fuis l’aquarelle,
Et fixe la couleur         30
    Trop frêle
Au four de l’émailleur.
 
Fais les sirènes bleues,
Tordant de cent façons
    Leurs queues,         35
Les monstres des blasons;
 
Dans son nimbe trilobe
La Vierge et son Jésus,
    Le globe
Avec la croix dessus.         40
 
Tout passe.—L’art robuste
Seul a l’éternité,
    Le buste
Survit à la cité,
 
Et la médaille austère         45
Que trouve un laboureur
    Sous terre
Révèle un empereur.
 
Les dieux eux-mêmes meurent,
Mais les vers souverains         50
    Demeurent
Plus fort que les airains.
 
Sculpte, lime, cisèle;
Que ton rêve flottant
    Se scelle         55
Dans le bloc résistant!