Hygiène des lettres iii, savoir et goût, de René étiemble, Gallimard, 1958

 

 

 

Les écrits sur l’art de Malraux vont faire l’objet de l’édition en Pléiade à l’automne prochain. Gare au délire hagiographique habituel ! Les désinformateurs et les opportunistes (voir Dagen) vont pouvoir exercer à nouveau leur coupable industrie. Pourtant la qualité et la compétence des détracteurs de ces ouvrages « artistiques » sont indiscutables, et leurs arguments irréfutables devraient prévaloir.

Ma contribution à la célébration de l’évènement est la mise à votre disposition d’un extrait (pp. 28-32) d’un ouvrage d’Étiemble (1909-2002), lequel est louangé ainsi par Simon Leys (Bâtons rompus in Ombres chinoises, 1974) : « Étiemble a lutté constamment pour de grandes idées justes et nécessaires : par exemple, la nécessité d’élargir notre culture et de l’ouvrir à toutes les autres cultures de cette planète. C’est un humaniste et un homme libre : il n’est à la solde d’aucun pouvoir et dit ce que lui dicte sa conscience. Même ceux qui ne sont pas d’accord avec certaines de ses idées devraient s’incliner devant le courage avec lequel il nage à contre-courant des modes et des préjugés. » :

 

[Je voudrais que cette Encyclopédie de la Pléiade] nous déçût moins que l’épopée encyclopédique en un sens dont, après les Voix du Silence, Malraux nous livre un nouvel et beau volume : la Métamorphose des Dieux. Beau, je m’entends : belles images - un peu sophistiquées comme lumière, ça et là ; belle mise en pages. Un parfait cadeau pour Noël et le nouvel an. On me l’offrit ; j’en suis content. Il faut dire que j’aime bien Malraux, que je l’admire, que j’ai pour lui une extrême indulgence, et que je prends son livre pour ce qu’il est, pour ce que sont tous ses bouquins : les chapitres épars d’un Essai sur moi-même. Aux « cornes farfelues » des béliers de Suse, j’accroche sans anicroche l’ancien royaume farfelu ; telle « fraternité virile », qui convient à Béhistoun comme lard en carême, je sais y reconnaître l’écho de ce Temps du mépris qui date pour moi la première métamorphose du dieu de soi-même : le Malraux des premiers romans, celui qui se foutait de la fraternité, celui qui tournait autour de l’exotisme, de l’héroïsme et de l’érotisme comme autour de la meule un de ses personnages. Jusqu’en cette jonglerie de noms propres, je consens à imaginer une version pathétique du Jongleur de Notre-Dame : la seconde métamorphose de celui qui, déçu par les dieux de plusieurs révolutions, en est venu à se faire le pieux jongleur à la fois de Notre-Dame et du Bouddha de Nara, de la Dame d’Elche et du Dévot Christ de Perpignan : lançant en l’air des tas de noms, merveilleusement il réussit à les rattraper sans trop de casse bien qu’il les ait heurtés en l’air pour un coït interrompu qui feint de vaincre le destin.

La droite ne s’y trompe guère : « Cher Malraux, qui n’avez jamais pu, au fond, vous satisfaire du flux des apparences, voici déjà qu’à leur monde sans Dieu vous rendez un supplément d’âme, ce supplément d’âme justement que Bergson…, enfin, nous nous comprenons, encore un petit effort ; encore une ou deux métamorphoses, et c’est votre âme enfin, votre âme enfin immortelle que vous vous restituerez. » La droite ne s’y trompe point tout à fait ; elle se trompe néanmoins, je l’espère encore. Le temps de la méprise n’a pas encore sonné. Mais quand je vois le mal qu’au mépris de l’histoire et de l’histoire de l’art Malraux se donne pour s’inventer un sacré de rechange, un divin de secours, et l’art comme anti-destin, comme « réponse à l’interrogation que pose à l’homme sa part d’éternité lorsqu’elle surgit dans la première civilisation consciente d’ignorer la signification de l’homme », comment éluder l’évidence ? Ou bien Malraux souffle en milliers de pages une banalité qui ne mérite pas ce ton - car enfin, nous nous rappelons un petit poème publié voilà cent ans, et signé Théophile Gautier ; le buste, là aussi, survit à la cité ; là aussi, l’art et l’éternité se mettent en ménage ; ou bien, pour n’avoir pas su prendre son parti de sa mort, lyriquement il agonise en des livres dont on peut craindre en effet qu’ils ne le conduisent insidieusement à une bonne mort […] Je comprends moins bien pourquoi la gauche s’efforce de disqualifier quiconque se permet de critiquer le Malraux critique d’art. Par un bizarre effet de la métamorphose des dieux, Malraux devient ainsi totem et tabou. J’ai pour lui beaucoup d’estime : je ne lui cacherai donc pas que tous les gens compétents avec qui j’ai parlé ou des Voix du Silence ou de la Métamorphose des Dieux en ont comme je fais déploré la grandiose légèreté. Or la critique de gauche dit en clair que les cuistres, les spécialistes n’ont pas ici à moufter. Qu’au seul mot de savoir, nazis et compagnie manifestent leur pétard, rien de plus rassurant ; mais que notre meilleur hebdomadaire fasse le jeu des ministres qui bafouent les « chers professeurs » et autres « intellectuels dépravés », voilà qui me consterne. Le génie n’ayant pas tous les droits, Malraux n’a pas celui d’écrire que les artistes égyptiens n’ont jamais eu d’esprit, sauf sur les croquis des cailloux et des ostraca. Je l’affirme comme celui qui passa quinze jours entiers dans les tombes et qui connaît un peu la peinture thébaine. Libre à Malraux de ne composer ni une esthétique, ni une histoire de l’art, mais libre à ceux qui savent dire non aux synthèses aventurières. Relisons plutôt celle de René Huygue.

Moi qui ne cesse de pester contre les excès de l’histoire et de la spécialisation, sitôt achevées les pages canores de la Métamorphose, je me hâtai de relire quelques articles sans génie, peut-être, mais qui m’apportent quelque chose de sûr, de vérifiable ; qui m’éclairent un tableau, m’élucident une arabesque.

[…]

Les livres de Malraux sur l’art ne m’éclairent qu’André Malraux ; les Voix du Silence rendent plus éclatant le silence de la voix qu’on attendait qui s’élevât contre la torture au moins, sinon pour la justice et la vérité. Rigolez devant ces « grands mots » vous qui vous pâmez devant le « sacré », le « divin », ou la « foi » du jongleur ; vous ne me ferez pas rougir.

 

 

 

Août 2004