LE MONDE ET MALRAUX 4, article André Malraux, acrobate de l’esthétique, par Philippe DAGEN, 24 décembre 2004

 

 

En août dernier il était légitime d’exprimer des craintes sur l’opération médiatique de promotion des écrits sur l’art dont était annoncée la publication en Pléiade (voir étiemble sur ce site) : à l’heure des bilans, il faut convenir que ces craintes étaient fondées. En se limitant à la presse écrite (voir Goetz où il est rendu compte de deux « rencontres » à Paris organisées pour le lancement du produit), une fois de plus est constatée la médiocrité des critiques littéraires français (voir Casanova/La Quinzaine littéraire).

Le moindre de leurs défauts est la paresse que trahit la paraphrase du dossier de presse. Par exemple, rencontrer la même citation dans un grand nombre d’articles n'est certainement pas un hasard. Ainsi, « Le génie grec sera mieux compris par l’opposition d’une statue grecque à une statue égyptienne ou asiatique que par la connaissance de cent statues grecques » figure chez Laurent Lemire (Le nouvel Observateur du 2 décembre), Patrick Wald Lasowski (Le Magazine littéraire de janvier), Fabienne Pascaud (Télérama du 15 décembre - il fallait rien moins que la rédactrice en chef pour servir la maison Gallimard !), etc.

Les « journalistes » font surtout la preuve de leur incompétence et de leur légèreté. Ainsi, dans le numéro de novembre de Lire - qui s’est beaucoup investi dans cette promotion, puisqu’il organisateur de l’une des « rencontres » mentionnées ci-dessus - Jérôme Serri, déjà cité ici (voir Cate), demande au lecteur de « se libérer des faux-savoirs », c’est-à-dire de s’affranchir de l’histoire de l’art : toute l’histoire de l’art devient ce qu’elle est : un « reportage » tout autant minutieux que fastidieux sur les écoles, les procédés de représentation, les filiations, les influences, un pseudo-savoir qui s’ignore comme tel et semble n’avoir jamais ouvert les yeux (alors que les écrits sur l’art n’existeraient pas sans elle, et que livré à lui-même, pour Galanis, ou l’art naïf, ou les arts premiers, Malraux fait montre d’une grande indigence).

Daniel Rondeau, comme à son habitude (voir Rondeau) donne dans le délire et la boursouflure dans L'Express du 8 novembre, et son article titré Malraux et le roman de l'art. Un extrait de cette prose : Ces Écrits sur l'art sont l'histoire d'un homme penché sur la nuit du passé. Il recueille les images et les voix des oracles. Méditant leurs révélations, Malraux, magicien de l’œil et de la mémoire, les fait résonner et se répondre. Cette polyphonie dans l'espace et dans le temps nous parle : de l'amour et de la mort, de la part nocturne de l'homme, de la souffrance des peuples...

Le plus stupide de Rondeau est toutefois dans cette remarque : Malraux n'a pas toujours trouvé, pour ces textes parfois raillés, les lecteurs qu'ils méritaient. Étonnant, non ?

 

Nouvel Obs

Le nouvel Observateur du 2 décembre (n° 2091), avec un article titré « Malraux, historien ou pillard ? » sous la plume de Laurent Lemire, suscita l’indignation et l’envoi spontané au journal du courriel suivant, lequel n’a même pas fait l’objet d’un accusé de réception :

Historien, certainement pas. Malraux n’avait pas cette prétention, que ses nombreuses « erreurs, omissions, négligences, contradictions, confusions parfois volontaires… », relevées naguère par Georges Duthuit, ne permettaient pas. Les corrections apportées ensuite au gré des rééditions et des avatars des Écrits sur l’art ne les rendent d’ailleurs pas plus fiables : dans sa biographie du grand homme, Olivier Todd a fait appel au sinologue et spécialiste de l’art chinois Simon Leys pour recueillir son avis sur un extrait très court (14 lignes) du Musée imaginaire relatif à la relation de l’Asie avec le musée. La réponse (p. 578) est éclairante et, à vrai dire, peu surprenante : « Le passage contient 1° des généralisations abusives […] 2° des bribes d’informations exactes […] 3° des oppositions arbitraires […] 4° des affirmations arbitraires […] 5° une conclusion superficielle […] »

Pillard, certainement, et même grand trafiquant d’art avec l’achat à Rawalpindi et le passage en fraude en 1930 de plus de 90 pièces d’art du Gandhara, revendues ensuite par la Galerie de la Pléiade.

En fait, comme l’écrit Étiemble, « Les livres de Malraux sur l’art ne m’éclairent qu’André Malraux » et n’ont d’intérêt que dans la mesure où l’on s’intéresse à leur auteur. Prétendre selon Laurent Lemire qu’il a « révolutionné l’histoire de l’art » est une plaisanterie, et écrire que « le Britannique Ernst Gombrich [..] reprochait à Malraux de tout mélanger, de tout comparer », c’est ne pas avoir lu Gombrich. A propos : son article célèbre « André Malraux et la crise de l’expressionnisme », paru dans le volume 96 (1954) du Burlington magazine, a été traduit autrefois dans France Observateur. Sa republication serait judicieuse pour au moins 3 raisons : elle relativiserait les louanges faites aux Écrits sur l’art ; elle rendrait hommage à Ernst H. Gombrich, mort le 3 novembre 2001, dont vient de paraître en français son remarquable « La préférence pour le primitif » (Phaidon) ; enfin elle saluerait le courage de l’ancêtre du nouvel Observateur en ce 40ème anniversaire - il en fallait pour oser s'en prendre au grand homme.

 

Dagen

Dans cette médiocrité générale de la presse française on pouvait rencontrer toutefois une oasis de qualité et de lucidité : l’article de Philippe Dagen dans Le Monde du 24 décembre, titré André Malraux, acrobate de l’esthétique. On y lit par exemple (il faudrait citer tout l’article) : … En « Pléiade », éditions savantes, plus petites images, mots toujours aussi grands. Ceux-ci passent mal. Il faut se défendre contre l’agacement qui croît régulièrement.

Cet article est inattendu compte tenu de la précédente prestation de son auteur sur le même sujet à l’occasion de la panthéonisation (voir Dagen/Le Monde 2 sur ce site). En 1996, Dagen écrivait qu’il était « nécessaire de le lire ». Aujourd’hui il reconnaît que Malraux est déjà dans élie Faure ; que les analyses de Panofsky et Warburg, ou la sociologie de Hauser, sont autrement pertinentes et fécondes ; que la question de la reproduction est infiniment mieux traitée chez Benjamin, et la vision du musée mieux appréhendée chez Adorno ; bref, que la lecture de Malraux est dispensable, même si elle est peut-être parfois éblouissante (selon lui).

Deux semaines plus tard, dans Le Monde du 7 janvier, Dagen écrivait une chronique relative aux émissions de Daniel Arasse (1944-2003) sur France-Culture, transcrites dans Histoires de peintures (Denoël). Elle comportait le passage suivant : « Dans " Heurs et malheurs de l’anachronisme" , il rappelle avec une clarté magnifique qu’il n’y a jamais de première fois, jamais d’innocence : toute œuvre se présente à nos yeux précédée d’invisibles présupposés et certitudes - invisibles et d’autant plus actifs pour cette raison. Du temps où l’image fut peinte à celui où nous la regardons, des siècles ont déposé comme autant de sédiments des habitudes dont il faut impérativement se débarrasser si l’on veut commencer à y voir un peu plus clair. Arasse, qui ne se réclame pas au hasard de Benjamin et de Francastel, est l’anti-Malraux par excellence. »

Comme pour Dagen écrivant sur Orwell (voir Dagen/Le Monde 3/Orwell), on ne peut qu’applaudir et dire : bien vu !

 

 

© Jacques Haussy, janvier 2005