CROQUIS DE MéMOIRE, de Jean CAU, Julliard, 1985, Pocket, 1986

 

 

Jean Cau (1925-1993) a été le secrétaire de Jean-Paul Sartre pendant 11 ans, de 1946 à 1957. C’est dire que ses souvenirs, racontés avec verve, lucidité et sincérité, et de plus avec sensibilité, sont passionnants. Mais les « croquis » concernent de nombreuses autres personnalités, dont Malraux, que Jean Cau exècre. Et ici les raisons politiques ne jouent pas, car ils sont du même bord. Plus exactement, Cau n’est pas de gauche : un chapitre intitulé « De ma gauche » est une charge féroce, et même haineuse, contre « La Gauche » (qui lui rend bien, par la voix de Renaud, lequel chante, dans la chanson « Trois matelots » de l’album « Mistral gagnant » : « Le deuxième de ces matelots / était Corse dans toute sa peau / Il était méchant comme la tourmente / Vicieux comme une déferlante / Comme un article de Jean Cau »).

Donc, quelques extraits relatifs à Malraux, rencontré aussi incidemment au chapitre Hemingway (… la navrante espagnolade de Pour qui sonne le glas, sommet d’imbécillité encore plus grotesquement espagnolante que l’Espoir de Malraux…) :

 

Gaston Gallimard

Jean Cau raconte (p. 39) une visite à Gaston Gallimard en son bureau. Gaston a alors 92 ans. Nous sommes donc en 1973 :

 

De Malraux il me dit : « C’est un cabot ! » C’est de notoriété secrète et publique : Gaston déteste Malraux. « Un cabot, un esbroufeur. Il arrive que ça réussisse, vous voyez… » … « [Drieu] était généreux. Il aimait. Malraux, Aragon, ils n’aiment personne. »

 

Emmanuel Berl

On croyait Berl (1892-1976) et Malraux amis, ce dernier ayant même rejoint la région d’Argentat en Corrèze pendant l’Occupation en décembre 1942, entre autres pour se rapprocher de son camarade de chez Gallimard. Certes, une anecdote racontée par Henri Jeanson (L’Aurore, 10 octobre 1967) avait déjà fait douter de leur amitié : Jeanson avait demandé à Emmanuel Berl en décembre 1945 en quoi consistaient les fonctions de Malraux, ministre de l’Information, et s’était entendu répondre : « Oh, rien de plus simple. Il s’efforce de mettre du désordre dans un ministère qui n’existe pas… »

Ici, dans son appartement du Palais Royal, à une date non précisée, Berl dit à Jean Cau (p. 162) :

 

Pour arriver, en littérature, une seule recette : dire très haut qu’on a du génie. Ça marche. Vous le répétez inlassablement et, à la fin, on vous croit. « Ils » ont tous fait ça : Breton, Malraux, Aragon, Claudel… Je me souviens, nous étions sur la Côte basque lorsque Malraux est venu nous lire le manuscrit de la Condition humaine. Il y avait là Drieu, moi, etc. Tous, nous avons trouvé ça très mauvais et nous étions accablés. Mais Malraux, ensuite, a crié si fort que c’était génial que tout le monde l’a cru. Tout le monde ! (un temps) Pourtant, ça ne vaut rien… (un temps) il lisait debout. C’était un meeting…

 

Malraux

Il faudrait reproduire ces quatre pages (65 à 68) superbes sur Malraux, mais vous devrez vous contenter de trois courts extraits qui vous donneront peut-être envie de lire tout le livre (et surtout, encore une fois, ces trente si belles pages qui disent « l’affection, le respect, l’admiration, la fidélité, la reconnaissance » que Jean Cau voue à Sartre).

 

Une mèche savamment indocile barre le grand, l’énorme front bulbeux. Il doit y avoir des orages là-dessous. Les yeux noirs, un brin féroces. Le teint d’ivoire, blanc cassé par les veilles. La bouche aux lèvres minces, avalées presque. Il est entré, arrivant tout droit et éternellement de Chine, d’Espagne, de quelque maquis ou de quelque révolution dont il s’est enfui par une surprenante porte dérobée donnant sur un musée…

 

Il grogne, il éructe. Des tics. Il parle d’une voix basse et douce qui parfois s’empâte et s’empêtre dans le ratelier mal arrimé. Il croit tout ce qu’il dit, tout ce qu’il rêve, tout ce grand désordre d’idées et de mots qu’il chevauche. Il commence volontiers ses phrases par : « Voyez-vous, ce qui est très curieux… » et le voilà parti dans une cavalcade insensée au cours de laquelle il se demande gravement pourquoi on a portraituré si tard des chats dans la peinture occidentale…

 

Je m’avouerai, ce que je savais, qu’il n’entend rien à la politique et à l’art car ne l’intéresse que le grand homme, non pas l’art, cette chose qui se regarde, mais l’artiste qui a vécu - et qui est mort. Du coup, l’histoire est roman et l’art pictural histoire coloriée de l’homme…

 

 

© Jacques Haussy, janvier 2004